jeudi 12 février 2015

Conte franco-indien : l'histoire du bon bramim


Parmi ses contes philosophiques, Voltaire écrivit en 1761 celui du bon bramim. Autour du thème de l’imbécile heureux. Un bramin, sage, savant, plein d'esprit et riche est malheureux car il est conscient de son ignorance sur de nombreux thèmes. Sa voisine, une indienne bigote, imbécile et pauvre, ne se pose aucune question et est heureuse avec peu de choses.
Pour Voltaire, il y a de nombreux avantages à être sot pour être heureux, tout en constatant que personne ne souhaite un tel bonheur.

Je rencontrai, dans mes voyages, un vieux bramin, homme fort sage, plein d’esprit et très savant; de plus, il était riche. Sa famille était très bien gouvernée par trois belles femmes qui s’étudiaient à lui plaire; et, quand il ne s’amusait pas avec ses femmes, il s’occupait à philosopher. 

Près de sa maison, qui était belle, ornée et accompagnée de jardins charmants, demeurait une vieille Indienne, bigote, imbécile et assez pauvre. 
Le bramin me dit un jour: « Je voudrais n’être jamais né. » Je lui demandai pourquoi; il me répondit: « J’étudie depuis quarante ans, ce sont quarante années de perdues; j’enseigne les autres, et j’ignore tout. Je suis né, je vis dans le temps, et je ne sais pas ce que c’est que le temps; je pense, je n’ai jamais pu m’instruire de ce qui produit la pensée.  Je ne sais pourquoi j’existe; cependant on me fait chaque jour des questions sur tous ces points: il faut répondre; je n’ai rien de bon à dire; je parle beaucoup, et je demeure confus et honteux de moi-même après avoir parlé. Je dis quelquefois [à mes interlocuteurs]  que tout est le mieux du monde; mais ceux qui ont été ruinés et mutilés à la guerre n’en croient rien, ni moi non plus: je me retire chez moi accablé de ma curiosité et de mon ignorance. Je suis prêt quelquefois de tomber dans le désespoir, quand je songe qu’après toutes mes recherches, je ne sais ni doù je viens, ni ce que je suis, ni où j’irai, ni ce que je deviendrai. » 
L’état de ce bonhomme me fit une vraie peine: plus il avait de lumières dans son entendement et de sensibilité dans son cœur, plus il était malheureux. 
Je vis, le même jour, la vieille femme qui demeurait dans son voisinage; je lui demandai si elle avait jamais été affligée de ne savoir pas comment son âme était faite. Elle ne comprit seulement pas ma question: elle n’avait jamais réfléchi un seul moment de sa vie sur un seul des points qui tourmentaient le bramin; pourvu qu’elle pût avoir quelquefois de l’eau du Gange pour se laver, elle se croyait la plus heureuse des femmes. 
Frappé du bonheur de cette pauvre créature, je revins à mon philosophe, et je lui dis: « N’êtes-vous pas honteux d’être malheureux dans le temps qu’à votre porte il y a un vieil automate qui ne pense à rien et qui vit content? — Vous avez raison, me répondit-il; je me suis dit cent fois que je serais heureux si j’étais aussi sot que ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d’un tel bonheur. » 

Cette réponse de mon bramin me fit une plus grande impression: je m’examinai moi-même, et je vis qu’en effet je n’aurais pas voulu être heureux à condition d’être imbécile. 

Je proposai la chose à des philosophes : «de quoi s’agit-il?  D’être heureux. Qu’importe d’avoir de l’esprit ou d’être sot? Il y a bien plus: ceux qui sont contents de leur être sont bien sûrs d’être contents; ceux qui raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner. Il est donc clair, disais-je, qu’il faudrait choisir de n’avoir pas le sens commun, pour peu que ce sens commun contribue à notre mal-être. » Tout le monde fut de mon avis; et cependant je ne trouvai personne qui voulût accepter le marché de devenir imbécile pour devenir content. De là je conclus que, si nous faisons cas du bonheur, nous faisons encore plus cas de la raison.   

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