mardi 29 mars 2022

Cherchez votre point aveugle




Dans une de ses nouvelles, « Drive my car », l’écrivain japonais Haruki Murakami imagine le dialogue suivant : deux hommes, qui ont aimé la même femme, partagent ce qu’ils ont perçu d’elle. A l’un qui dit qu’il ne lui semble pas l’avoir bien comprise, l’autre répond : 

 

« Nous, les hommes, nous ne savons jamais vraiment ce que pensent les femmes, vous ne croyez pas ? Voilà tout ce que je voulais dire et c'est valable pour n'importe quelle femme. 

Je pense donc que vous n'êtes pas le seul à avoir un point aveugle. Et si point aveugle il y a vraiment, alors nous devons tous vivre avec. Il ne faut pas être aussi dur avec vous-même. Vous aurez beau penser que vous avez compris quelqu’un, que vous l'avez aimé, il n'en reste pas moins impossible de voir au plus profond de son cœur. Vous aurez pu vous y efforcez et vous n'aurez réussi qu’à vous faire du mal. Vous ne pouvez voir qu’au fond de votre propre cœur, et encore, seulement si vous le voulez vraiment, et si vous faites l'effort d'y parvenir. 

En fin de compte, notre seule prérogative est d'arriver à nous mettre d'accord avec nous même, honnêtement, intelligemment. Si nous voulons vraiment voir l'autre, nous n'avons d'autre moyens que de plonger en nous-même. »

 

Un beau texte qui montre la complexité du rapport homme / femme, et plus globalement, le rapport entre les êtres humains.

 

Ce qui m’a interpellé dans ce texte, c’est la transposition que nous pouvons en faire au monde de la transmission…à nos enfants, collègues, collaborateurs…. Nous imaginons souvent la transmission au niveau du geste technique, comme quelque chose de rationnel. 

 

Dans un monde changeant en termes d’environnement et de technologie, notre transmission « technique » n’est qu’une partie de l’ensemble. Ce qui est plus important est l’intérêt du métier, du geste et l’envie d’apprendre en permanence et de se remettre en cause. 

 

A titre d’exemple, j’accompagne à date des techniciens qui ont trois mois pour former un tutoré, quand bien même, il faut à leur avis trois à cinq ans pour devenir un bon professionnel. Ce chemin que le tutoré parcourra plus ou moins seul ne peut bien se passer que si le tuteur lui a transmis plus que de la technique. Or, les tutorés étant tous différents, seuls les transmetteurs qui auront fait leur propre examen de conscience et réellement transmis ce en quoi ils croient, par leur gestes, postures et comportements, pourront donner un maximum de chances aux tutorés de réussir. 

 

Interrogeons-nous si nous effectuons ce travail de réflexion lorsque nous souhaitons ou devons transmettre. 

 

Cela est utile aussi bien pour lui que nous. C’est à ce titre seulement que la transmission est quelque chose qui nous fait grandir… ou nous confronte à nous-même lorsque nous le faisons à contrecœur.

 

Extrait de « Drive my car », nouvelle du recueil « des hommes sans femmes », Haruki Murakami, 10/18, 2018 

mardi 22 mars 2022

Faites la sieste, pas le travail



Je vous ai parlé ces dernières semaines de l’importance de la sieste, et plus globalement de la prise de recul, et de la métaphore du tramway, qui souligne le besoin d’un travail quotidien d’amélioration. 

 

En réponse à certains commentaires empreints de scepticisme, je voudrais compléter ces approches en vous parlant du « paradoxe de l’adaptabilité » où nous pouvons avoir tendance quand tout change, pour soi et autour de nous, à rester collé à ce que nous savons faire au lieu d’apprendre et de tirer parti du changement. 

 

Lors d’une étude de la Harvard Business Review (février 2021) basée sur 1500 personnes issues de 46 pays différent, 85% des sondés ont vu récemment leur bien-être décliné, sous les effets de la surcharge de travail et de pressions liées à l’effet Covid notamment. Bien plus, 62% estiment s’approcher du burnout. 

 

Même si nous semblons sortir de cette période Covid, nous savons que nous ne reviendrons pas en arrière et la pression va continuer à s’accentuer. Devons-nous alors continuer à courir de plus en plus vite jusqu’à épuisement ? 

 

Heureusement, d’autres recherches montrent que des pauses délibérées atténuent cet effet anxiogène et facilitent l’acquisition de nouvelles compétences d’adaptation à notre environnement.  

 

Ainsi une étude sur des jeunes professionnels du violon a révélé que ceux qui faisaient régulièrement des pauses, voire des siestes, plutôt que de travailler sans relâche sur leur instrument, non seulement apprenaient plus vite et obtenaient de meilleurs résultats, mais aussi étaient en meilleure condition physique et mentale. 

 

De même, une grande majorité de responsables pensent qu’il faut toujours être joignable, voire limiter ses périodes vacances. Mais les études révèlent le contraire. D’abord, parce qu’un responsable, dispos et reposé est plus efficace et ensuite, parce que l’exemple est contagieux.  Une étude publiée par Kennedy Fitch indique une nette amélioration dans l’efficacité des collaborateurs et une plus grande implication lorsque les périodes de récupération sont prises.

 

Sortez donc du paradoxal « plus ça change, moins je change » : faites de l’exercice, prenez soin de votre alimentation, méditez, prenez des vacances et apprenez à décrocher.

 

Vous apprendrez mieux, plus vite et vos collègues et collaborateurs en profiteront. 

 

Alors, vous commencez quand ?  

mardi 15 mars 2022

Un tramway nommé « Amélioration permanente »



Imaginez la situation suivante : le conducteur d’un tramway lancé dans une course folle a le choix entre deux options. Soit, il le laisse poursuivre sa route et le tramway va inéluctablement percuter cinq personnes, soit il le dévie sur une voie secondaire où travaillent deux personnes… et les tuer et se tuer. 

 

En résumé, une personne peut effectuer un geste qui bénéficiera un groupe de personnes A, mais, ce faisant nuire à une personne B.  Est-il moral pour cette personne d’effectuer ce geste ? Autrement dit : en quoi consiste l'acte juste ? 

 

La très grande majorité d’entre nous ne sont pas des conducteurs de tramway, mais nous nous posons de telles questions. Face aux incertitudes de l’existence, nous avons appris qu’il suffit de surmonter nos émotions et que tout peut se régler par la raison. Pour la plupart d'entre nous, C'est ainsi qu'une décision se prend : en se fondant sur la rigueur d'une délibération préalable. 

 

Est-ce la réalité ? Nous imaginons que nous faisons nos choix d'une certaine façon, mais la réalité est autre. Si vous vous trouviez au volant de ce tramway ingouvernable qui s'apprête à écraser des êtres humains, votre réaction n'aurait rien à voir avec un calcul rationnel.  Dans ce type de situations, nos émotions et nos instincts prennent le dessus et influencent nos décisions les plus réfléchies, celles-là mêmes que nous estimons si rationnelles. 

 

Selon les sages, la réponse consiste à affûter notre instinct, à éduquer nos émotions et surtout à faire de la vie quotidienne un processus continu de culture de soi, afin de devenir capable, à terme, dans les moments décisifs comme dans les plus triviaux, de réagir de façon le plus juste possible en toute situation.  Dès lors, chaque rencontre et chaque expérience constituent autant d'occasions de fonder un monde meilleur autour de nous.

 

Nous sommes tous des leaders comme nous sommes tous des transmetteurs à notre échelle. Nos actes impactent notre entourage. Au-delà des décisions rationnelles et des gestes techniques, nos choix « réflexes » sont à travailler d’abord par une prise de conscience, puis une amélioration progressive au fil de l’eau. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait déjà Rabelais. 

 

Évident ? Dans mes actions de coaching autour de la transmission du savoir, je croise nombre de professionnels qui ne se sont jamais réellement interrogés sur le sens de leurs gestes et de leurs rapports à autrui. Cela ne veut pas dire qu’ils ne soient pas « justes », mais simplement qu’un modeste effort de prise de conscience peut les aider à les faire grandir et démultiplier leur influence positive autour d’eux. 

 

Et vous, vous interrogez-vous à la fin de la journée sur la « justesse » de vos décisions ? 

lundi 7 mars 2022

Etes-vous une chenille ou un papillon ?



Le temps est à l’urgence. Tout est urgence. En Occident, nous courrons contre le temps dans une agitation permanente qui nous donne le sentiment d’exister. Nous croyons être des papillons qui virevoltent d’un sujet à l’autre, mais en fait nous sommes plus souvent des chenilles qui se prennent pour des papillons.

 

Il m’est arrivé d’animer des groupes de Chinois et de Vietnamiens et j’ai toujours été étonné par leur capacité à dormir une heure après le repas avant de reprendre, frais et dispos, leurs activités aussi urgentes et diverses que les nôtres. 

 

Le philosophe chinois Zhuangzi (IVème siècle avant J.C) raconte que s’arrêtant pour dormir, il rêve qu’il s'est transformé en papillon.  Il ne sait plus s'il est un papillon qui rêve d'être un philosophe ou un philosophe qui s’imagine en papillon. 

 

Cette histoire peut nous sembler naïve, mais elle nous interroge. Lorsque le corps cesse pense, il lâche prise sur la réalité. Il s'envole et enfin respire.  Pour le philosophe, cette respiration et cette détente ne sont pas un complément utile de l'action, mais le fondement même de la sagesse et de la santé. Trop collée à la réalité, l'action perd sa souplesse et sa puissance. L’homme sage sait attendre, respire, dort et par là-même rêve. En quittant une situation où il risque de s’engluer, il cherche un recul pour trouver une autre issue en posant les yeux ailleurs. 

 

Si en Asie le temps de sommeil est un temps précieux dont il est bon de profiter dès que la situation le permet de le faire sans aucune culpabilité, c'est parce qu'il révèle la profonde sagesse de la faculté à rêver ou à s’absenter mentalement en plein jour. 

 

Les papillons que nous sommes ont besoin de cette « poche de rêve » fine et subtile qui les enveloppe et leur permet d’éclore.

Autrement, nous restons de rester chenille, au ras du sol, toujours épuisés, mais jamais transformés. 

 

N’ayez aucune culpabilité à « dormir », à rêver dès que la situation le permet. 

mardi 1 mars 2022

Ambition



Trois frères partent pêcher ; ils essuient une tempête, dérivent longtemps puis échouent sur la plage d'une île déserte. Une très belle ile avec des palmiers, des arbres fruitiers et au milieu, une très haute montagne.

 

Le soir, un homme leur apparaît à tous trois en rêve et leur dit : sur la plage, un peu plus loin, vous trouverez trois gros rochers tout ronds.  Vous les ferez rouler jusqu’où il vous plaira. Le lieu vous vous arrêterez, ce sera là où vous devrez vivre. Plus vous monterez haut, plus votre vision du monde sera large. Vous êtes libre d'aller jusqu’où vous voulez. 

 

Comme l’homme leur avait dit, les trois frères trouvent les rochers et commencent à les déplacer. Ils sont gros et lourds, donc très difficile à faire bouger, d'autant qu'il leur faut monter la côte avec. 

 

Le plus jeune abandonne le premier. « Je suis bien ici déclare-t-il à ses frères. Je ne suis pas loin de la plage, je peux pêcher, c’est suffisant pour vivre.  Ce n'est pas grave si je ne vois pas grand-chose du monde ». 

 

Les deux autres continuent. À mi- pente, le deuxième s'arrête. « Bon, dit-il à l'aîné, moi je suis bien ici. Il y a des fruits en abondance. C'est suffisant pour vivre. Cela n'est pas grave si je ne vois pas plus du monde ». 

 

L’aîné poursuit l'ascension. Le chemin devient de plus en plus étroit, escarpé.  Mais il n'abandonne pas. Il est persévérant et il veut voir la plus grande part du monde possible.  Il continue donc de pousser son rocher, de toutes ses forces et parvient au sommet virgule après plusieurs mois, presque sans n’avoir mangé ni bu. Arrivé à ce point extrême, plus haut que tout homme n'a pu le faire, il s'arrête et observe le monde. Voilà où il allait vivre. Pas d'herbe, pas d'oiseau, de l'eau oui mais uniquement sous forme de givre mais il ne le regrette pas car il a pu voir le monde dans son entier. 

 

Et c'est ainsi qu'encore aujourd'hui au sommet de cette île, il y a un gros rocher rond. 

 

Fin de l'histoire. Y-a-t-il une morale à cette histoire ? J’en vois deux :  la première est que chaque homme est différent des autres, même de ses frères. La seconde est que si l'on veut vraiment connaître quelque chose, on doit en payer le prix. 

 

Conte d’Haruki Murakami