vendredi 24 avril 2009

Halte au panneau litigieux


- Mesdames, messieurs, en tant préfet de Haute-Savoie, je vous ai réuni, vous les représentants des principaux services déconcentrés de l'Etat pour traiter un sujet grave et inquiétant qui a suscité l'émoi des élus de ce département. Je dois dire que c'est la première fois que je vois réuni sur une même feuille les signatures de politiques de tous bords. Il y a même celles du représentant du front de libération de la Savoie et du maire de Genève. L'objet de la réunion est ce panneau routier accroché depuis des lustres à un des carrefours les plus fréquentés de la ville d'Annecy.
- Monsieur le Préfet, en tant que représentant la Direction de l'Equipement, je ne comprends pas la colère des élus. Pourquoi aujourd'hui, alors que ce panneau existe depuis longtemps ?
- Mon cher collègue, en tant que recteur de l'académie, je m'étonne de vos propos. Cela fait des années que nous attirons l'attention de la ville sur ce panneau qui réduit les efforts de nos enseignants. Comment expliquer aux enfants le rapport entre la distance et le temps mis pour aller à Genève quand nous savons tous qu'il faut passer par Cruseilles pour aller à Saint Julien et de cette dernière ville à Genève. Les syndicats de professeurs de mathématiques m'ont cité des écoles où les élèves sont négationnistes.
- Négationnistes ?
- Oui, ils nient l'intérêt des mathématiques. Ils disent qu'il faut revenir à la Bible où il est écrit qu'on ne doit pas compter.
- Vous voulez dire "créationnistes" ?
- Vous dites ce que vous voulez, mais je voudrais savoir ce qu'en pense mon collègue de l'Equipement.
- Je ne vois rien de particulier sur panneau. Vous pouviez aller tranquillement à Cruseilles à pied. Au-delà, nos ancêtres préféraient le cheval.
- Ils n'étaient pas pressé à l'époque; en tant que représentant du ministère de la Santé, je trouve que 2 km /heure à pied, cela ressemble plus à une balade qu'à un pas décidé.
- Docteur, en tant que représentant du ministère de la condition féminine et des minorités visibles et invisibles, je proteste : 2 km / h. sur 8h. peut être un exploit pour certains et certaines de nos concitoyens.
- Peut-être que les femmes n'avaient pas le droit d'aller au-delà de Cruseilles… dit le représentant du ministère de l'Intérieur.
- En tant que représentant du Comité Départemental du Tourisme, je suggère de garder cette plaque et de la mettre en valeur comme symbole de l'humour de nos ancêtres.
- Pardon, au nom du ministère des Affaires Etrangères, j'en demande le retrait. Nous craignons des représailles des autorités hélvétiques.
- Cela pourrait remplacer le problème classique des baignoires qui se remplissent tout en fuyant et l'eau s'évaporant sourit le représentant de l'Agriculture. A ce sujet, je n'ai jamais vu les plombiers ou les fabricants de sanitaires se plaindre de cette image.
- Mesdames, messieurs, un peu de calme reprend le Préfet. Je propose de constituer une commission à ce sujet. Je suggère que les représentants de l'Education Nationale et du Tourisme en prennent la direction. Vous choisirez les autres membres.
- Nous avons combien de temps pour vous remettre nos recommandations ?
- Juillet 2011 !
- 2011 ?
- Oui, c'est la date du choix de la ville olympique pour 2018. Si Annecy est retenu ou non, cela peut influer sur la décision finale. En attendant, pour éviter que ce panneau devienne un enjeu lors des prochaines élections européennes, nous allons faire mettre un panneau de chantier "provisoire" devant l'objet de ce litige. Merci à vous tous de votre active participation.

vendredi 17 avril 2009

Bonjour, je vous présente ma cousine


Bonjour, je vous présente ma cousine. Elle vient juste d'arriver. Elle est encore un peu effarouchée par les manières d'ici. Elle va s'y faire. C'est une question de temps. Moi aussi au départ, j'étais un peu nerveuse. Il faut dire que je suis arrivée seule. Quand vous ne connaissez pas le quartier, vous n'êtes pas très confiante. En plus, le premier choc a été rude. C'est le cas de le dire : j'ai été mal fixée au mur et…j'en suis tombée.

Cela n'a pas duré : quelques heures plus tard, j'étais refixée. Je me suis rapidement mise au travail : il y en avait qui attendait que je sois fixée pour m'inaugurer. Les gens m'ont vite intégrée : "tiens une boite à lettres, ici ! C'est pratique !" Ce n'est pas un métier de tout repos. A toute heure du jour et de la nuit, on me remplit. Parfois, aussi, certains me prennent pour une poubelle et me laissent canettes et mégots dessus. Je ne parle pas non plus des chenapans qui mettent n'importe quoi dans mes orifices. Il n'y a plus d'éducation !

La journée passe vite : deux levées par jour : 11 heures et 16 heures et hop ! Me voilà soulagée. C'est amusant comme les gens vivent à mon rythme. A partir de 10h30 et de 15h30, c'est la course pour me remplir. Moi, je prends tout, enfin presque : il faut respecter mon ouverture. Il y en a qui essaye de mettre des paquets. Ils me tordent, donnent des coups de poings et partent en maugréant.

La rançon du succès, c'est que parfois, je suis pleine à rebords. Les mardis et les jeudis. Pourquoi ces deux jours plus précisément ? Parce qu'il y a plus de monde dans la rue. C'est curieux on dirait que les gens se promènent seulement ces deux jours-là. En tout cas, le fait de refuser du monde (et leurs lettres), cela a fait jaser : des gens sont venus me voir, ont pris des mesures et sont repartis en hochant la tête. J'ai eu très peur d'être reléguée dans une autre rue, de perdre mes repères et d'être remplacée par ces gros troncs qui se fixent le sol. Heureusement quelques temps plus tard, un homme est venu avec un gros colis et a installé ma cousine.

Nous avons fait connaissance et nous nous sommes trouvées des liens de parenté. C'est pour cela que je l'appelle ma cousine. Maintenant, nous nous amusons bien ensemble : qui aura le plus de courrier, qui verra de beaux timbres… bref, le temps passe plus vite.

Le comportement des clients nous amuse aussi. Cela vous amuse que je parle de clients ? Pourtant, avant de partir dans le grand monde, mes sœurs et moi avons été rassemblées dans un hangar et là, un monsieur sûrement important a fait un discours sur notre rôle et le service que nous apportons : nous contribuons à la qualité du service de la poste. Même ma cousine a entendu un tel discours. Mais elle, elle croit que le monsieur s'adressait à des facteurs qui étaient dans le hangar. Moi je ne le crois pas. De toutes façons, comme nous étions au chaud dans nos cartons, nous ne voyions rien ni l'une ni l'autre. Peut-être suis-je trop optimiste et elle, cynique.

En tout cas, imaginez la vie sans nous : vous iriez plus loin, vous perdrez du temps, peut-être aussi que les boites à la Poste seraient pleines… Alors, la prochaine fois, que vous viendrez me voir, dites-moi "bonjour" (ou "bonsoir") : cela fait toujours plaisir et si vous avez deux lettres à poster, répartissez-les entre nous. A bientôt !

dimanche 12 avril 2009

Toute une vie… celle des autres

Je suis né comme mes frères dans un atelier situé en Alsace. Comme nombre d'entre eux, mon destin était d'être adopté par un magasin. Mon premier emploi fut dans un supermarché. Au début, tout allait bien. J'y arrivais en compagnie de cousins de ma promotion. Toute la journée, nous accompagnions les ménagères dans leurs courses, prenant en charge leurs provisions, les entraînant dans la pente descendante du parking (avez-vous remarqué que les parkings de supermarchés sont en pente descendante depuis le magasin vers les voitures ? Cela vous facilite le retour vers votre voiture en vous donnant un sentiment de légèreté et de bien-être). La nuit, nous nous racontions les gags de la journée (la cliente qui se trompe de chariot, celle qui remplit celui de sa voisine…), nous nous plaignions des vilains garnements qui nous poussaient les uns contre les autres et reprenions des forces grâce au graissage régulier de nos articulations. C'était la belle vie, mais je ne le savais pas encore.

Trois printemps plus loin, quelques condisciples et moi fûmes, un matin, arrachés à notre train-train quotidien et transportés en camion dans une petite supérette. « Trop petits, disait de nous le directeur du magasin, vous êtes trop vite pleins et vous ôtez aux clients l'envie d'acheter. Il faut de plus grands chariots à remplir pour augmenter l'appétence des consommateurs. » Nous fûmes ainsi relégués dans un magasin plus petit où notre format convenait mieux : plus gros que les paniers mais suffisamment petits pour nous glisser dans les allées. Du moins, c'est ce qu'ils disaient. En fait, nous passions notre temps à nous cogner les uns aux autres, nous dormions dehors dans le froid et servions souvent de poubelle aux passants. Pas drôle, mais le pire était à venir, et cela je ne le savais pas encore.

C'est un 15 mai que ma vie bascula. Ce jour-là, un vieux monsieur m'entraîna loin du magasin pour mieux rapporter ses courses et oublia…de m'y reconduire. Peut-être avait-il envie de se reposer avant ou voulait-il m'utiliser le lendemain, toujours est-il qu'après avoir passé quelques heures tout seul au pied d'un immeuble, je fus poussé brutalement dans un terrain vague avoisinant par le concierge de l'immeuble qui trouvait que je déparais son immeuble. Les gamins du quartier s'empressèrent de me transformer, selon les circonstances, en poubelle, en char d'assaut. Mon propriétaire était un peu fantasque. Il prenait soin de moi (ou de ses affaires ?), me graissait régulièrement et resserrait tout ce qui était nécessaire. Mais il m'oubliait parfois pendant des heures sur un trottoir (par exemple boulevard Saint-Germain), me laissant avec ses affaires. Je n’en étais que plus heureux de le revoir.

Je croisais d'autres cousins avec des lointains cousins à moi. Ils me racontaient leur dure vie, les vols dont ils avaient été l'objet, les tentatives de destruction. Ils regrettaient tous la vie au supermarché. « Dure, mais belle ! » disaient-ils. A présent, c'était l'incertitude, l'ennui, l'angoisse ; certains commençaient à sentir les affres de la vieillesse (les roues qui grincent ou qui tournent mal, la poignée cassée…) Qu'allaient-ils devenir ? Finir seuls dans un terrain vague ? Oubliés de tous, jusqu'au jour où un dernier camion les emporterait chez le ferrailleur qui les décomposerait ? En les écoutant, j'enviais mon existence.

Durant notre brève vie, finalement, nous vivons plusieurs vies, celles de nos utilisateurs : les aisés, les pauvres, les démunis. Imaginez, mesdames et messieurs, quand vous nous poussez, toute l'expérience que nous transportons. Cela devrait vous inciter à nous respecter un peu plus la prochaine fois que vous nous utiliserez.

samedi 4 avril 2009

Le lavoir déchu revit


Ah qu’il est loin le temps où les lavandières venaient par (presque) tous les temps me tenir compagnie. Il y avait Germaine, la lavandière en chef qui gérait son petit monde et répartissait les places autour du lavoir. Il fallait faire attention à ne pas la froisser où vous vous retrouviez à l’autre bout près de la sortie des eaux sales. Il y avait Augustine qui revenait tous les jours laver le même linge juste pour faire la causette. Il y avait Antoinette qui perdait régulièrement son savon et faisait rire tout le monde en racontant que c’était la première fois. Il y avait Georgette, Marie, Andrée, Catherine… Bien sûr, au fil des années, j’en ai vu des Germaine, Augustine ou Marie qui se sont succédées. Ce fut longtemps un petit ilot paisible au pied de la forêt. La rude montée depuis le centre ville en dissuadait plus d’une de venir ici.

Maintenant, il faut s'adapter à la vie moderne. Chacun lave son linge sale en famille. Alors, pour attirer un peu de monde, je me fais belle et attirante. Heureusement, mon bois de châtaignier dissuade les araignées. J'attire ainsi les touristes, les amoureux, les chercheurs d'ombre et les touristes-amoureux-chercheurs d'ombre. C'est quoi d'ailleurs, votre vie moderne ? Pour moi, c'est simple, c'est courir. Comme d'un point à un autre. Les promeneurs passent 20 secondes devant moi, prennent une photo et repartent au pas de charge aussitôt parce qu'ils ont encore le tombeau du Maréchal à visiter, l'aqueduc, le parc du château qui n'existe plus, le…, la…

Vous me direz que les amoureux ont plus de temps. Pas du tout. Autrefois, ils s'arrêtaient, parlaient, s'embrassaient, se taisaient…Maintenant…ils téléphonent ou se font téléphoner ou écrivent des messages. Ils ne restent pas tranquilles plus de trois minutes (j'ai compté !). Ma voûte résonne du bruit des sonneries. On dirait qu'ils ne savent pas les arrêter. A ce rythme là, en été j'ai peu d'heures de calme et je rêve à l'hiver.

Remarquez en hiver, je m'ennuie, alors je fais de la poésie. Voulez-vous y goûter ?

Ami, viens à l'ombre
Ma tonnelle est fraîche
Tu rêveras l'été à ta guise

Lavandières d'hier
Parties depuis des hivers
Cet été relaveront

Un lavoir vit neuf mois
Et dort en hiver.
A chacun son rythme

Frottez mes pavés
Que les lavandières reviennent
Faire la pluie et le beau temps


et vous, quand venez-vous me voir ?