jeudi 26 juillet 2018

Le temps de la vie

Lorsque Dieu eut créé le monde et voulut mesurer à toutes les créatures le temps de leur vie, l'âne vint et demanda :
"Seigneur, combien de temps vivrai-je ?
- Trente ans, répondit le Seigneur, cela te convient-il ?
- Ah ! Seigneur, rétorqua l'âne, c'est un temps bien long. Pensez à mon existence fatigante : porter de lourds fardeaux du matin jusqu'au soir, transporter des sacs de blé au moulin pour que d'autres mangent le pain, n'être encouragé que par des coups de bâton et de pieds ! Retranchez donc une partie de ce temps. "
Dieu eut pitié de lui et lui fit cadeau de dix-huit années.
Consolé, l'âne partit et le chien arriva.
"Combien de temps veux-tu vivre, lui demanda Dieu, trente années sont trop longues pour l'âne, mais toi tu en seras satisfait.
- Seigneur, répondit le chien, est-ce là votre volonté ? Pensez donc comme il me faut courir, mes pieds ne le supporteraient pas aussi longtemps. Et quand je n'aurai plus de voix pour aboyer ni de dents pour mordre, que me restera-t-il d'autre que de me traîner d'un coin à l'autre et de grogner ?"
Dieu vit qu'il avait raison et lui ôta douze ans.

Le singe vient ensuite.
"Tu veux probablement bien vivre trente ans, lui dit le Seigneur, tu n'as pas besoin de travailler comme l'âne et le chien, et tu es toujours de bonne humeur.
- Ah ! Seigneur, répondit-il, il semble qu'il en soit ainsi, mais la vérité est tout autre. Lorsque la purée de millet pleut du ciel, je n'ai pas de cuillère. Il me faut toujours faire des tours amusants et des grimaces, afin que les gens rient et, s'ils me donnent une pomme et que j'y morde, elle est pourrie. La tristesse se cache si souvent derrière la gaieté ! Je ne le supporterais pas pendant trente années."
Dieu lui fit grâce de dix années.

L'être humain arriva enfin, gai, frais et sain et il demanda à Dieu de lui compter son temps.
"Tu vivras trente ans, répondit le Seigneur, est-ce assez ?
- Quelle courte période ! s'écria l'être humain. Quand j'aurai construit ma maison et que le feu brûlera dans mon âtre, quand j'aurai planté des arbres qui fleurissent et fructifient et que je songerai à me réjouir de ma vie, devrais-je mourir ? Ô Seigneur ! prolonge mon temps.
- Je te donne les dix-huit années de l'âne, dit Dieu.
- Ce n'est pas assez, reprit l'être humain.
- Tu auras aussi les douze années du chien.
- Pas encore assez.
- Bien, alors, dit Dieu, je te donne encore les dix-huit années du singe, mais tu n'auras pas davantage."
L'être humain partit, mais il n'était pas satisfait.

C'est ainsi que l'être humain vit soixante-dix ans. Les trente premières sont ses années humaines, elles passent vite ; il est en bonne santé, gai, il travaille avec plaisir et son existence le réjouit. Puis viennent les dix-huit années de l'âne, pendant lesquelles il est chargé d'un fardeau après l'autre : il lui faut porter le blé qui nourrit autrui, les coups de bâton et de pieds sont la récompense de ses loyaux services. Viennent ensuite les douze années du chien, il se traîne alors d'un coin à l'autre, grommelle et n'a plus de dents pour mordre. Et quand ces années-là se sont écoulées, les dix années du singe viennent en conclusion. Alors l'être humain n'a plus l'esprit clair, il fait des choses curieuses et les enfants se moquent de lui.

Source : les frères Grimm

vendredi 20 juillet 2018

Le Roi et l'Oiseau


Il était une fois un Roi. Il était une fois un Oiseau. Un Oiseau dans un cage dorée, spacieuse, confortable. 

Chaque jour, le Roi demande à l'Oiseau ce qui lui ferait plaisir. Chaque jour l'Oiseau répond : la Liberté. Mais le Roi ne veut pas la lui donner.

Un jour d'entre les jours, un jour différent des autres jours, l'Oiseau demande au Roi d'aller rendre visite à ses congénères, sur l'île lointaine où jadis il le captura, pour leur donner de ses nouvelles. Lorsqu'il reviendra, il lui racontera ce qui se sera passé. Et le Roi ne peut pas refuser.

Il part. Voyage, voyage. Longtemps. Il parvient sur l'île lointaine, emprunte le chemin qui conduit à la clairière où se dresse l'arbre immense occupés par des oiseaux identiques au sien. Il dit venir pour donner des nouvelles de son protégé. Un oiseau vient, s'approche du Roi tout en restant à une distance respectable. Et le Roi raconte : la cage, l'eau claire, la nourriture abondante, le confort... Lorsqu'il prononce le dernier mot de son histoire, l'oiseau qui l'écoutait tombe raide à ses pieds : il est mort. Le Roi ne parvient pas à le réanimer et il reprend le chemin de son pays, l'âme torturée d'avoir causé la mort et de devoir raconter ça à l'Oiseau qu'il garde dans sa cage. Rentré au palais, il fuit, évite de passer devant l'Oiseau qui l'interpelle. 

Un jour, il finit par s'arrêter devant lui. Et l'Oiseau de lui demander comment les choses se sont passées. Il veut entendre parler du voyage, de son île, de son arbre... A-t-il vu sa famille ? A-t-il raconté comment sa vie se déroulait ? Le Roi répond, question après question. Il finit par dire comment les choses se sont terminées. A son dernier mot, l'Oiseau tombe au centre de la cage dorée !
Le Roi est désespéré : il a causé deux morts ! Il essaie de réchauffer l'Oiseau, il lui parle, le berce. Rien n'y fait. Il pose l'Oiseau sur le rebord de sa fenêtre et songe à l'endroit où il l'enterrera. Quand il se retourne : plus d'Oiseau. Celui-ci est perché sur la branche de l'arbre et il chante à tue-tête. Lorsque le Roi lui demande de revenir dans sa cage, l'Oiseau refuse et il dit au Roi de se consoler : l'oiseau de l'île n'est pas mort, pas plus que lui d'ailleurs. Il lui a juste montrer comment prendre sa liberté !
La liberté, personne ne peut la donner. Il faut s'en emparer ! 

vendredi 13 juillet 2018

Le poète de Pondichéry


Dans Jacques le Fataliste, Diderot nous conte le voyage de Jacques et de son Maître. Tout au long du chemin, il se raconte des histoires. Ici Jacques raconte une confidence d’un chirurgien.  

— Un jour, il me vint un jeune poète, comme il m'en vient tous les jours. — Après les compliments ordinaires sur mon esprit, mon génie, mon goût, ma bienfaisance et autres propos dont je ne crois pas un mot, bien qu'il y ait plus de vingt ans qu'on me les répète, et peut-être de bonne foi, le jeune poète tire un papier de sa poche : « Ce sont des vers, me dit-il. — Des vers ! — Oui, monsieur, et sur lesquels j'espère que vous aurez la bonté de me dire votre avis. — Aimez-vous la vérité ? — Oui, monsieur, et je vous la demande. — Vous allez la savoir. » 

(Aparté entre Le chirurgien et Jacques)
— Quoi ! vous êtes assez bête pour croire qu'un poète vient chercher la vérité chez vous ? — Oui. — Et pour la lui dire ? — Assurément. — Sans ménagement ? — Sans doute ; le ménagement le mieux apprêté ne serait qu'une offense grossière ; fidèlement interprété, il signifierait : vous êtes un mauvais poète ; et comme je ne vous crois pas assez robuste pour entendre la vérité, vous n'êtes encore qu'un plat homme. — Et la franchise vous a toujours réussi ? — Presque toujours… 

Le chirurgien reprend son histoire
Je lis les vers de mon jeune poète, et je lui dis : « Non seulement vos vers sont mauvais, mais il m'est démontré que vous n'en ferez jamais de bons. — Il faudra que j'en fasse de mauvais, car je ne saurais m'empêcher d'en faire. — Voilà une terrible malédiction ! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber ? « Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes n'ont pardonné la médiocrité aux poètes » ; c'est Horace qui l'a dit. — Je le sais. — Êtes-vous riche ? — Non. — Êtes-vous pauvre ? — Très pauvre. — Et vous allez joindre à la pauvreté le ridicule de mauvais poète ; vous aurez perdu toute votre vie, vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poète, ah ! monsieur, quel rôle ! — Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi. (.) — Avez-vous des parents ? — J'en ai. — Quel est leur état ? — Ils sont joailliers. — Feraient-ils quelque chose pour vous ? — Peut-être. — Eh bien ! voyez vos parents, proposez-leur de vous avancer une pacotille de bijoux. Embarquez-vous pour Pondichéry, vous ferez de mauvais vers sur la route ; arrivé, vous ferez fortune. Votre fortune faite, vous reviendrez faire ici tant de mauvais vers qu'il vous plaira, pourvu que vous ne les fassiez pas imprimer, car il ne faut ruiner personne. » 

Il y avait environ douze ans que j'avais donné ce conseil au jeune homme, lorsqu'il m'apparut ; je ne le reconnaissais pas. « C'est moi, monsieur, me dit-il, que vous avez envoyé à Pondichéry. J'y ai été, j'ai amassé là une centaine de mille francs. Je suis revenu, je me suis remis à faire des vers, et en voilà que je vous apporte… Ils sont toujours mauvais ? — Toujours, mais votre sort est arrangé, et je consens que vous continuiez à faire de mauvais vers. — C'est bien mon projet. 

Source :  Diderot, Jacques le Fataliste

vendredi 6 juillet 2018

Le docteur Universel

Il y avait une fois un paysan nommé Écrevisse. Ayant porté une charge de bois chez un docteur, il remarqua les mets choisis et les vins fins dont se régalait celui-ci, et demanda, en ouvrant de grands yeux, s’il ne pourrait pas aussi devenir docteur ?
— Oui certes, répondit le savant ; il suffit pour cela de trois choses : 1° procure-toi un abécédaire, c’est le principal ; 2° vends ta voiture et tes bœufs pour acheter une robe et tout ce qui concerne le costume d’un docteur ; 3° mets à ta porte une enseigne avec ces mots : Je suis le docteur universel.
Le paysan exécuta ces instructions à la lettre. A peine exerçait-il son nouvel état, qu’une somme d’argent fut volée à un riche seigneur du pays. Ce seigneur fait mettre les chevaux à sa voiture et vient demander à notre homme s’il est bien le docteur universel.
— C’est moi-même, monseigneur.
— En ce cas, venez avec moi pour m’aider à retrouver mon argent.
— Volontiers, dit le docteur ; mais Marguerite, ma femme, m’accompagnera.
Le seigneur y consentit, et les emmena tous deux dans sa voiture. Lorsqu’on arriva au château, la table était servie, le docteur fut invité à y prendre place.
— Volontiers, répondit-il encore ; mais Marguerite, ma femme, y prendra place avec moi.
Et les voilà tous deux attablés.
Au moment où le premier domestique entrait, portant un plat de viande, le paysan poussa sa femme du coude, et lui dit :
— Marguerite, celui-ci est le premier.
Il voulait dire le premier plat ; mais le domestique comprit : le premier voleur ; et comme il l’était en effet, il prévint en tremblant ses camarades.
— Le docteur sait tout ! notre affaire n’est pas bonne ; il a dit que j’étais le premier !
Le second domestique ne se décida pas sans peine à entrer à son tour ; à peine eut-il franchi la porte avec son plat, que le paysan, poussant de nouveau sa femme :
— Marguerite, voici le second.
Le troisième eut la même alerte, et nos coquins ne savaient plus que devenir. Le quatrième s’avance néanmoins, portant un plat couvert (c’étaient des écrevisses). Le maître de la maison dit au docteur :
— Voilà une occasion de montrer votre science. Devinez ce qu’il y a là-dedans.
Le paysan examine le plat, et, désespérant de se tirer d’affaire :
— Hélas ! soupire-t-il, pauvre Écrevisse ! (On se rappelle que c’était son premier nom.)
A ces mots, le seigneur s’écrie :
— Voyez-vous, il a deviné ! Alors il devinera qui a mon argent !
Aussitôt le domestique, éperdu, fait signe au docteur de sortir avec lui. Les quatre fripons lui avouent qu’ils ont dérobé l’argent, mais qu’ils sont prêts à le rendre et à lui donner une forte somme s’il jure de ne les point trahir ; puis ils le conduisent à l’endroit où est caché le trésor. Le docteur, satisfait, rentre, et dit :
— Seigneur, je vais maintenant consulter mon livre, afin d’apprendre où est votre argent.
Cependant un cinquième domestique s’était glissé dans la cheminée pour voir jusqu’où irait la science du devin. Celui-ci feuillette en tous sens son abécédaire, et ne pouvant y trouver un certain signe :
— Tu es pourtant là dedans, s’écrie-t-il avec impatience, et, il faudra bien que tu en sortes.
Le valet s’échappe de la cheminée, se croyant découvert, et crie avec épouvante :
— Cet homme sait tout !
Bientôt le docteur montra au seigneur son argent, sans lui dire qui l’avait soustrait ; il reçut de part et d’autre une forte récompense, et fut désormais un homme célèbre.

Source : Grimm