lundi 30 décembre 2019

Savoir reconnaître ses erreurs



Les fêtes de fin d’année sont une période d’échange de bons voeux. Cela pourrait être aussi un moment où on reviendrait sur ses erreurs. 
Dans ce texte ci-dessous, Mihail Sébastian* (1907-1945) raconte dans son journal, à la date du 1er juillet 1936, un évènement qui lui est arrivé et qui l’a fortement marqué : 


  "J’ai passé dimanche et lundi à B. où ma promotion fêtait le dixième anniversaire du baccalauréat. 
Au lycée, ce fut plus émouvant que je ne m’y attendais. Je me suis assis à mon pupitre, assailli par les souvenirs. Goras (professeur principal) a fait l’appel, et nous répondions, chacun à notre tour, « présent ». On a entendu de temps en temps « absent » et, quatre fois, « mort ». Ensuite, quelque chose de fantastique : l’allocution de Goras.
 « Messieurs, entre la chaire et la classe, entre les professeurs et les élèves, des malentendus surviennent immanquablement, et certains sont très douloureux. Or, croyez-moi, ils ne laissent pas dans le cœur des professeurs, moins de traces, moins de regrets, que dans celui des élèves. Pour ma part, je porte depuis dix ans un souvenir qui m’a fait beaucoup de mal et dont je suis heureux de pouvoir m’affranchir aujourd’hui en le confessant. Il concerne l’un des plus brillants parmi vous. J’ai nommé H. 


Il était en seconde et il avait obtenu un prix de roumain. A la fête de fin d’année – je ne comprends toujours pas comment c’est arrivé-, lors de la distribution, j’ai oublié d’appeler son nom. Il faisait chaud, j’étais fatigué, accablé de soucis, ce qui explique peut-être mon omission.  Une chose est certaine : je ne l’ai pas fait exprès. Je m’en suis rendu compte après la cérémonie et je suis allé trouver H. Il m’a dit alors un mot qui m’a énervé et j’ai répliqué très durement. Je l’ai regretté aussitôt. Je me suis rendu compte que je commettais une erreur. Mais il était trop tard. 

Je tiens à lui dire aujourd’hui devant vous, devant vous tous, combien j’ai souffert à cause de cette injustice que je lui ai fait subir. Je lui assure que je n’ai pas attendu pour m’en souvenir que tant d’années aient passé. Ce n’est pas le chemin brillant qu’il a parcouru depuis dans la vie, ni ses beaux succès littéraires qui me font parler ainsi.  J’ai été affligé dès le premier instant. Je voulais, bien plus tôt déjà, le prier de m’excuser. Cela ne s’est pas fait. Je n’ai pas pu. J’ai essayé un jour, mais je me suis rendu compte que c‘était très difficile. Je le fais aujourd’hui et, sachez-le, je suis heureux que ce soit devant ses camarades. Si cela est possible, il comprendra et pardonnera. »

* Mihail Sébastian était un auteur roumain réputé, ami de Mircea Eliade et Ionesco. Il raconte, dans son « Journal », paru chez Stock en 1998, sa vie et notamment la montée des extrémismes et la guerre en Roumanie. Il y survécut tant bien que mal et mourut en mai 1945, écrasé par un camion, alors qu’il allait donner son premier cours de littérature à l’université. 

jeudi 19 décembre 2019

On peut rater sa vie par politesse

Dans le livre d’Anna Gavalda, « Des vies en mieux » (J’ai lu, 2014) , il y a trois histoires, trois jeunes qui remettent en cause leur vie à la suite d’un évènement (une pièce de théâtre, un sac à main oublié et retrouvé, un diner chez un voisin). 
Le héros de cet histoire, Yann, est invité à diner chez un voisin après l’avoir aidé à monter une armoire. 

Le voisin, au cours du diner, lui dit : « on peut rater sa vie par politesse. 
Yann : « Pourquoi me dites-vous ça ?
- A cause des dodos. Tu sais, ces grands oiseaux au bec crochu qui vivaient sur l’île Maurice et que nos ancêtres ont tous exterminés. Il n’y avait aucune raison que ces pauvres volatiles nous faussent compagnie. Leur viande était mauvaise, leur chant et leur plumage sans intérêt et ils étaient tellement laides qu’aucune cour d’Europe n’en aurait voulu. Et pourtant ils ont disparu quand même. Ils étaient là depuis la nuit des temps et en à peine soixante ans, le progrès les a définitivement rayés de la surface de la terre.  Pour trois raisons.

Petit un, parce qu’ils étaient polis. Ils n’étaient pas farouches et venaient facilement vers la main de l’homme. Petit deux, parce qu’ils ne pouvaient pas voler, leurs petites ailes étaient ridicules et totalement inutiles. Petit trois, parce qu’ils ne protégeaient pas leur nid et laissaient leurs œufs et leurs petits à la merci des prédateurs. Et voilà : trois petites failles et puis s’en vont. =il n’en reste plus un seul.

Ne te laisse pas détruire, Yann. Je parle de toi, de ce que tu es, Si tu ne le fais, qui le fera pour toi.

Je ne te parle pas de ta jeunesse, de ta tignasse, je parle du bois dont tu es fait. Je parle de ton regard, de ta curiosité, de ta bonté... Je parle de l’attention que tu portes aux détails, aux choses, aux gens (...) Je parle de la tendresse avec laquelle tu racontes ceux que tu aimes et protèges ce qui t’appartient , je parle de nos courses que tu remontes toutes les semaines et des morceaux de carton que tu glisses dans le porte cochère depuis qu’il fait si froid et que je récupère chaque matin pour que tu ne te fasses pas engueuler par les autres propriétaires(...)

Ne laisse pas les autres abîmer tout cela, sinon que restera-t-il de vous ? Si toi et tes semblables ne protégez pas vos nids, alors.... ce sera quoi ce monde ? 

jeudi 12 décembre 2019

Le comportement du génie

Le génie peut s’incarner sous bien des formes (...). C’est cet inénarrable provocateur de Marcel Duchamp qui nous l’a démontré quand il a abandonné la création plastique pour partir s’installer à Buenos Aires et se consacrer à plein temps aux échecs. 

Ils ont, disait-il, « toute la beauté de l’art, et beaucoup plus. Ils ne peuvent pas être commercialisés. Les échecs sont beaucoup plus purs ». A première vue, Duchamp a l’air de déplorer le pouvoir corrupteur de l’argent. En fait, il est bien plus subversif que ça ; il détruit les frontières conventionnelles de l’art en affirmant que toutes les formes d’expression se valent potentiellement. Toutes

Peindre est pareil que jouer aux échecs, qui est pareil que faire du roller, qui est pareil que se mettre à son fourneau pour préparer une soupe. Et même, chacune de ces bonnes vieilles activités de tous les jours vaut mieux que l’art conventionnel, vaut mieux que la peinture, car elle est accomplie sans la posture moralisatrice de celui qui se considère comme un « artiste ». 

Il n’y a pas de chemin plus sûr vers la médiocrité ; comme l’a écrit Borgès, le désir d’être un génie est la « plus grossière des tentations de l’art ». Selon sa conception le véritable génie n’est donc pas conscient de lui-même. Un génie doit par définition être quelqu’un qui ne s’arrête pas pour réfléchir à ce qu’il fait, à la façon dont cela sera reçu ni aux conséquences que cela aura sur lui et son avenir ; il se contente de faire

Il exerce son activité avec une obstination qui est par essence malsaine et souvent autodestructive.

Extrait du livre de Jesse Kellerman, « Les Visages », Point 2011

jeudi 5 décembre 2019

La vie professionnelle après 40 ans

Dans son livre « la part de l’autre » (Albin Michel, 2001), Eric-Emmanuel Schmitt imagine un Adolf Hitler (AH) admis à l’école des Beaux-Arts de Vienne et les conséquences qui s’en suivirent. 
AH devient un peintre assez connu, fréquentant l’École de Paris à Montparnasse entre les deux guerres, puis ruiné par la crise de 1930 rentrant à Berlin pour devenir professeur. 

« Après quarante ans, un artiste n’a plus d’illusions sur lui-même. Il sait s’il est un grand artiste ou un petit. 

A vingt ans, tout est songe, suspendu dans les nuages. A quarante ans, une partie de nos rêves est devenu la matière de nos vies. On a peint, on a produit, on a eu le temps de se tromper et de se reprendre, on a eu le loisir de repousser ses limites. A quarante ans, la technique a fini par être acquise et l’énergie demeure intacte : on sait enfin et l’on peut encore. Si on n’a pas produit un chef-d’œuvre, ou même l’amorce d’un chef-d’œuvre, alors la partie est finie.

Oui, on excuse l’absence de fermeté du trait, la timidité de la couleur, les hésitations de la composition tant que le peintre est en devenir. Certes, on voit des monstres, tels Picasso ou Bernstein (un des personnages du livre), qui, à dix-sept ans, sont déjà péremptoires. Mais, en face de ces évidences, on se dit qu’ils sont nés génies avec leurs moyens de génie alors que d’autres mettent des années à acquérir les moyens de leur génie. On attend, on espère. On se demande de quoi on va accoucher. Que donnera le travail ? Un prématuré ? Deux prématurés ? Trois fausses-couches ? Peu importe. Il faut continuer. On doit accoucher de soi-même. On a rendez-vous avec un inconnu lointain, le peintre que l’on est. A quarante ans, le bébé est venu. Pour les uns, c’est une grande surprise, c’est un géant. Pour d’autres, c’est agréable, c’est un vivant. Pour quelques-unes, c’est dramatique, c’est un mort-né, un petit cadavre qui leur reste sur les bras et qui rend vaines toutes les années d’effort.

Je suis de ces hommes-là. Les déçus. Les désespérés. Malgré le travail, le sérieux, malgré même le succès critique et financier pendant quelques temps, j’ai réalisé, à quarante ans, que je n’étais pas un grand peintre. Alors, puisque j’aime la peinture avec passion, puisque je l’aime plus qu’elle ne m’aime, j’ai décidé de devenir enseignant. Votre professeur. Transmettre. J’ai trouvé ma place. Et je suis devenu heureux.