jeudi 27 janvier 2022

Combien de couteaux utilisez-vous par an ?



La véritable spontanéité suppose de modifier notre façon de penser et d'agir en ce monde, d'apprendre à accompagner les flux et les transformations continuelles qui l'animent. Elle implique que nous acceptions la possibilité d'une spontanéité « éduquée ». 

 

Cet apparent oxymore n'en est pas un, ainsi que le démontre la parabole de Ting le boucher, récit qui nous est narré par Tchouang Tseu, penseur chinois du IVème Siècle avant J.C.

 

 Au début de son travail, fidèle en cela à la façon dont il l’envisage, Ting empoigne le couperet et découpe le morceau de viande qui repose sur son étal. Labeur fastidieux, les premiers temps au moins. Car plus le boucher répète ces gestes, plus s’affine avec le temps, sa perception du processus. Il remarque qu’au lieu de découper de tailler muscles et tendons en force, il parvient à repérer dans un quartier de viande toutes sortes de passages où son couteau sait se faufiler sans rencontrer d'obstacles. Tous les morceaux sont différents mais tous ont leurs contours naturels, leurs articulations, leurs interstices où le couteau se meut avec une fluidité parfaite. Avec un peu de familiarité et d’entraînement, le boucher parvient à garder la même dextérité quelle que soit la pièce est découpée.

 

Selon Tchouang-tseu, un des maîtres à penser du Taoïsme, un bon boucher use un couteau par an parce qu'il ne découpe que la chair. Un boucher ordinaire use un couteau par mois parce qu'il le brise sur les os. A vrai dire, les jointures des os abritent des interstices et le tranchant du couteau n'a pas d'épaisseur. Celui qui sait enfoncer le tranchant très mince dans cet interstice dispose pour opérer la vaste espace.  C'est pourquoi, alors que Ting se sert de son couteau depuis 19 ans, ses tranchants sont toujours comme aiguisé de neuf.

 

Il n’a pas atteint la virtuosité qui est la sienne en se « jetant » avec son couteau sur la viande. Il a réfréné ses pulsions et c’est dans l’humble geste indéfiniment répété qu’il est parvenu à réaliser la spontanéité éduquée, ce moment de grâce où l’on n’a qu’à se laisser porter par le geste. Chaque morceau de viande étant différent, à chaque fois il réinventait ses gestes.

 

Sortir de l’urgence, se contrôler, maîtriser son savoir-faire et améliorer en permanence son geste en le réinventant… Et vous, combien de couteaux utilisez-vous par an ? 

 

Inspiré d’un texte de Michael Puett, La voie, Pockett 2017 

mercredi 19 janvier 2022

L’elixir de jouvence



Il était une fois un empereur de Chine appelé Qin Shi Huang (259-210 av. J.C.). Après avoir unifié la Chine, fusionné les monnaies, engagé la construction de la grande Muraille et brûlé vif des centaines d'adeptes de Confucius, il se prit à craindre par sa vie. 

 

Il ne doutait pas des dieux mais se trouvait bien sur terre. Vivre éternellement sans ce corps lui parut finalement une misère. Il chercha un élixir de jouvence et parti dans le nord-ouest de la Chine, où se situe une école d’alchimistes réputée. Il exigea de rencontrer le plus célèbre d'entre eux, le magicien Xu Fu, et lui ordonna de concocter une potion d'herbe pour le rendre immortel. 

 

Xu Fu, qui le savait, lui répondit : « Rien n'est impossible mais il me faut aller la chercher loin, très loin, dans les îles de l'Est où j'ai déjà accosté et d’où j'ai dû revenir pour échapper à une divinité des mers pas très amène. Donnez-moi 3000 garçons et filles, nourriture, médecins, artisans, archers, soldatesque et je vous ramène cela ». 

 

Le roi lui offrit 50 bateaux et tout ce qui était demandé sans discuter ; qu’importe les biens quand l'immortalité est en vue, se dit-il.  Le convoi partit en grande pompe sur la mer jaune, sous les applaudissements de la foule et les encouragements de l’empereur. Il vogua au gré des flots et arriva par hasard sur des côtes inconnues. Xu Fu débarqua à sa troupe et s'installa, décidé à ne revenir jamais. Il préféra fonder un empire, celui du Japon, et vivre une courte vie, mais bien remplie, plutôt que retourner en Chine où, faute d'élixir, l'attendait une mort garantie.

 

Source : Yves Roucaute, le bel avenir de l’humanité, Calman Levy

vendredi 14 janvier 2022

Qui donne du sens au travail : les dieux, les patrons ou vous ?



Selon les poètes grecs Hésiode et Eschyle sous l'empire de Cronos, roi des Titans, qui gouvernait alors, les hommes vivaient comme des dieux, doués d'un esprit tranquille. Ils ne connaissaient ni le travail, ni la douleur, ni la cruelle vieillesse. Loin de tous les maux, ils mourraient comment on s'endort. Ils possédaient tous les biens ; la terre fertile produisait d’elle-même et en abondance. Hélas ! Le paradis s'effondre : Zeus détrône son père Cronos. Le nouveau roi des dieux n'aime pas les humains, favoris de Cronos. Les voilà seuls, abandonnés, démunis de tout. Ni griffes, ni fourrure, ni vitesse, ni force, à l'inverse des autres animaux. Bref, condamnés à périr face à une nature devenue marâtre. 

 

Survient un protecteur, un Titan rusé, Prométhée. Il aurait dû choisir le camp de Cronos avec ses frères Titans, mais il les a trahis pour rejoindre Zeus. A présent il trahit Zeus et choisit d’aider les humains.  Il les met sur deux pieds pour dégager leurs mains et avec la complicité d’Athéna, leur donne le feu. 

 

« Comment oses-tu ! »  Rugit Zeus. Il reprend le feu et interdit à Prométhée toute nouvelle faveur envers les humains. 

 

Prométhée vole encore une fois le feu pour le rapporter aux humains. Ainsi l'humanité peut se remette au travail pour affronter cette nature tyrannique. Mais Zeus, cette fois, punit le Titan protecteur : il l’enchaîne à une roche entre Asie et Europe. Prométhée hurle de douleur, le foie arraché par un aigle, à l’image des humains éternellement enchaînés condamnés à souffrir par le travail. 

 

 Dans toutes les civilisations des âges des métaux, les mythes racontent la même damnation. 

 

Au 4e Millénaire avant Jésus-Christ, chez les Sumériens puis les Akkadiens, qui vivaient entre le Tigre et l'Euphrate, les poètes racontent ainsi l'histoire de la déesse mère qui aime les hommes et les protège.  Hélas ! les dieux Anunnaki la combattent et l'emportent. Après leur victoire, l'avenir des humains est compromis. 

 

Mais un jour, les dieux inférieurs, les Igigi, se révoltent : ils en ont assez de travailler comme des esclaves pour pouvoir aux besoins matériels des Anunnaki. Le roi des dieux, Enlil, s'apprête à détruire les contestataires quand le Dieu Enki, Dieu des arts qui ressemble par certains traits à Prométhée, a une idée lumineuse :  les humains remplaceront les Igigi pour cultiver la terre, élever le bétail, commercer et rapporté les offrandes. Voilà nos humains créés pour travailler servilement au service des dieux.

 

Peut-être vivons-nous aujourd’hui une révolte des humains face aux dieux patrons ? 

 

Adapté de  : Yves Roucaute, le bel avenir de l’humanité, Calmann Levy, 2018

mercredi 5 janvier 2022

Retour au Trivium

De l’antiquité au Moyen Âge, celui qui veut se former exerce son intelligence grâce aux arts. A l’époque, le mot « libéral » s’entendait dans le sens de ce qui libère le corps de tout travail du corps, à l’opposé des arts « mécaniques ». L’homme studieux échappe alors à la malédiction du travail qui frappe le paysan. 

 

Aujourd’hui le mot libéral a pris un tout autre sens : une doctrine libérale est une doctrine qui assigne à la vie humaine uniquement la recherche de l’intérêt et de tout ce qui peut la renforcer. Le libéralisme propose de pouvoir laisser les gens de vaquer à leurs affaires. Nous sommes loin de la recherche de la vérité.

 



Au Moyen Âge les arts libéraux étaient au nombre de sept, divisés eux-mêmes en deux catégories : le trivium et le quadrivium. 

 

Les études commençaient par le trivium qui regroupait la grammaire, la dialectique et la rhétorique. 

 

L’atteinte de la maîtrise de ces arts permettait d’entrer dans la sphère du quadrivium : la musique, l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie. Des domaines d’apparence différents mais qui ont néanmoins des points communs : règles de la mesure, de l’harmonie, de l’ordre....

 

Les deux ordres, littéraires et scientifiques ne s’opposaient pas, ils se succédaient. Aujourd’hui, ces deux ordres sont distincts. Or, partager son savoir et/ou faire appliquer ses décisions relèvent de la dialectique et de la rhétorique. 

 

Les Anglo-Saxons l’ont bien compris. Avant d’apprendre un métier, ils passent trois à quatre ans à l’université, en sortant du Lycée, à étudier des matières diverses selon leur goût. C’est seulement à l’issue de cette période qu’ils postulent pour des écoles de droit, de médecine…

 

Alors, retour au trivium en 2022 ?