dimanche 27 décembre 2015

La ronde sous la cloche


Douze magiciens dansaient une ronde sous la grosse cloche de Saint-Jean. Ils évoquèrent l'orage l'un après l'autre, et du fond de mon lit je comptai avec épouvante douze voix qui traversèrent processionnellement les ténèbres.

Aussitôt la lune courut se cacher derrière les nuées, et une pluie mêlée d'éclairs et de tourbillons fouetta ma fenêtre, tandis que les girouettes criaient comme des grues en sentinelle sur qui crève l'averse dans les bois.
La chanterelle de mon luth, appendu à la cloison, éclata ; mon chardonneret battit de l'aile dans sa cage ; quelque esprit curieux tourna un feuillet du Roman de la Rose qui dormait sur mon pupitre.

Mais soudain gronda la foudre au haut de Saint-Jean. Les enchanteurs s'évanouirent frappés à mort, et je vis de loin leurs livres de magie brûler comme une torche dans le noir clocher.

Cette effrayante lueur peignait des rouges flammes du purgatoire et de l'enfer les murailles de la gothique église, et prolongeait sur les maisons voisines l'ombre de la statue gigantesque de Saint-Jean.

Les girouettes se rouillèrent ; la lune fondit les nuées gris de perle ; la pluie ne tomba plus que goutte à goutte des bords du toit, et la brise, ouvrant ma fenêtre mal close, jeta sur mon oreiller les fleurs de mon jasmin secoué par l'orage.


C’est en 1842, dans l’indifférence générale et grâce au sculpteur David d’Angers que fut publié « Gaspard de la nuit », recueil de poèmes en prose d’Aloysius Bertrand (1807-1841)   

vendredi 18 décembre 2015

La nuit avant Noël


Voici le tout premier conte du Père Noël, d'après Clément Clarke Moore, publié pour la première fois dans le journal Sentinel, de New York, le 23 décembre 1823. Le dessin ci-dessus est l’une des premières représentations imagées du Père Noël (dessin de Robert Weir en 1838).

C'était la nuit avant Noël, dans la maison tout était calme. Pas un bruit, pas un cri, pas même une souris !
Les chaussettes bien sages pendues à la cheminée attendaient le Père Noël. Allait-il arriver ?
Les enfants blottis dans leur lit bien au chaud rêvaient de friandises, de bonbons, de gâteaux.
Maman sous son fichu, et moi sous mon bonnet et tous prêts à dormir toute une longue nuit d'hiver.


Dehors, tout à coup, il se fit un grand bruit!
Je sautais de mon lit, courais à la fenêtre, j'écartais les volets, j'ouvrais grand la croisée.
La lune sous la neige brillait comme en plein jour.
Alors, parut à mon regard émerveillé, un minuscule traîneau et huit tout petits rennes conduits par un bonhomme si vif et si léger qu'en un instant je sus que c'était le Père Noël!
Plus rapides que des aigles, ses coursiers galopaient, lui il les appelait, il sifflait, il criait:
"Allez Fougueux, allez Danseur, Fringant et puis Renarde, En avant Comète! Cupidon en avant, Tonnerre, Éclair, allons, allons Au-dessus des porches, par delà les murs ! Allez ! Allez plus vite encore !"


Comme des feuilles mortes poussées par le vent, passant les obstacles, traversant le ciel, les coursiers volaient au-dessus des toits, tirant le traîneau rempli de jouets
Et, en un clin d'oeil, j'entendis sur le toit le bruit de leurs sabots qui caracolaient. L'instant qui suivit le Père Noël d'un bond descendait par la cheminée.
Il portait une fourrure de la tête aux pieds, couverte de cendres et de suie, et, sur son dos, il avait une hotte pleine de jouets comme un colporteur avec ses paquets.
Ses yeux scintillaient de bonheur, ses joues étaient roses, son nez rouge cerise, on voyait son petit sourire à travers sa barbe blanche comme neige.
Un tuyau de pipe entre les dents, un voile de fumée autour de la tête, un large visage, un petit ventre tout rond qui remuait quand il riait; il était joufflu et rebondi comme un vieux lutin. Je n'ai pu m'empêcher de rire en le voyant et d'un simple clin d'oeil, d'un signe de la tête il me fit savoir que je ne rêvais pas : c'était lui !
Puis, sans dire un mot, il se mit à l'ouvrage et remplit les chaussettes. Il se retourna, se frotta le nez et d'un petit geste repartit par la cheminée.
Une fois les cadeaux déposés, il siffla son attelage, puis reprit son traîneau et les voilà tous repartis plus légers encore que des plumes
Et dans l'air j'entendis avant qu'ils disparaissent : "Joyeux Noël à tous et à tous une bonne nuit"



Un petit point d’histoire : le Père Noël va concurrencer ou prendre la place de Saint Nicolas qui est représenté avec une grande barbe et une cape de couleur rouge.  Cette légende de saint Nicolas se greffe sur le mythe germanique du Dieu Odin, capable de voler dans les airs sur son cheval à huit pattes… Ce qui va inspirer le fameux traîneau du Père Noël, tiré par huit rennes.

vendredi 11 décembre 2015

Conte africain : trous blancs, trous noirs...


Tierno Bokar est un maître spiritel soufi d’origine africaine. Ses œuvres, pleines de sagesse ont été traduites par Amadou Hampaté Bâ..

 « Les hommes, dit le sage, sont entre eux comme des murs situés face à face. Chaque mur est percé d’une multitude de petits trous ou nichent des oiseaux blancs et des oiseaux noirs. Les oiseaux blancs représentent nos bonnes pensées et paroles, alors que les oiseaux noirs sont à l’opposé, les mauvaises pensées et mauvaises paroles. Les oiseaux blancs, en raison de leur forme, ne peuvent entrer que dans des trous d’oiseaux blancs, et il en va de même pour les oiseaux noirs qui ne peuvent nicher que dans les trous d’oiseaux noirs.

Prenons deux ennemis Youssouf et Ali. Un jour, Youssouf, persuadé qu’Ali lui veut du mal, se sent empli de colère à son égard et lui envoie une très mauvaise pensée. Ce faisant, il lâche un oiseau noir et, du même coup, libère un trou correspondant. Son oiseau noir s’envole vers Ali et cherche, pour y nicher, un trou vide adapté à sa forme. Si de son coté, Ali n’a pas envoyé d’oiseau noir vers Youssouf, c’est à dire qu’il n’a émis aucune mauvaise pensée et qu’aucun des trous noirs n’est vide. Ne trouvant pas à se loger, l’oiseau noir de Youssouf sera obligé de revenir vers son nid d’origine, ramenant avec lui le mal dont il était chargé, mal qui finira par ronger et par détruire Youssouf lui-même.

Mais imaginons qu’Ali a lui aussi émis une mauvaise pensée. Ce faisant, il a libéré un trou où l’oiseau noir de Youssouf pourra entrer afin d’y déposer une partie de son mal et y accomplir sa mission de destruction. Pendant ce temps, l’oiseau d’Ali volera vers Youssouf et viendra se loger dans le trou libéré par l’oiseau noir de ce dernier. Ainsi les deux oiseaux noirs auront atteint leur but et travailleront à détruire l’homme auxquels ils étaient destinés.

Mais une fois leur tâche accomplie, ils reviendront chacun à leur nid d’origine, car il est dit: « Toute chose retourne à sa source ». Le mal dont ils étaient chargés n’étant pas épuisé, ce mal se retournera contre leurs auteurs et achèvera de les détruire.

L’auteur d’une mauvaise pensée, d’un mauvais souhait ou d’une malédiction est donc atteint à la fois par l’oiseau noir de son ennemi et par son propre oiseau noir lorsque celui-ci revient vers lui. La même chose se produit avec les oiseaux blancs.

Si nous n’émettons que de bonnes pensées envers notre ennemi alors que celui-ci ne nous adresse que de mauvaises pensées, les oiseaux noirs ne trouveront pas de place ou loger chez nous et retourneront à leur expéditeur. Quant aux oiseaux blancs, porteurs de bonnes pensées que nous lui avons envoyées, s’ils ne trouvent aucune place libre chez notre ennemi, ils nous reviendront chargés de toute l’énergie bénéfique, dont ils étaient porteurs…. »


vendredi 4 décembre 2015

Conte russe :le petit poisson d'or



 Jadis vivaient un vieil homme et sa femme. Ils logeaient dans une masure en terre battue.  Le vieil homme était pêcheur. Pendant qu'il pêchait, sa femme filait, assise à son rouet. Au moment où commence cette histoire, rien n'allait. Le vieil homme avait beau s'obstiner, il ne pêchait plus rien. Un matin, il jeta son filet.  
Le filet fut si lourd à remonter que le vieil homme faillit tomber à l'eau en tentant de le sortir. Quelle ne fut pas sa déception lorsqu'il ne vit frétiller au milieu des mailles qu'un tout petit poisson, pas plus gros que le petit doigt, mais brillant comme s'il était d'or pur. 
 « Laisse-moi retourner dans la mer », dit alors le poisson, « je te récompenserai en exauçant chacun de tes voeux ». Le vieil homme sursauta.
  « Eh bien, soit, va-t'en ! Nage où bon te semble, dit-il en jetant le petit poisson dans les vagues bleues. Le vieil homme rentra chez lui. Sa femme l'attendait. Il lui raconta sa rencontre avec le poisson doré.
  « Quel imbécile tu fais ! » s'écria-t-elle.  « Tu pouvais au moins demander un baquet neuf ! »
Le vieil homme retourna sur le rivage.   « Joli petit poisson doré », appela- t-il en direction des vagues. « Viens, je t'en prie, je dois te parler. » La mer s'agita et le petit poisson doré sortit des profondeurs.
  «. Ma femme, soupira le vieil homme, dit que nous avons besoin d'un baquet ».
  « Rentre chez toi, dit le poisson, un baquet se trouve facilement ». En approchant de sa masure, il la vit laver le linge dans un magnifique baquet neuf. Mais au lieu d'avoir l'air réjouie, elle était furieuse.
  « Triple sot ! Tu ne pouvais pas au moins demander une maison neuve ?» Le vieil homme soupira et retourna lentement au bord de la mer. 
  « Poisson, joli petit poisson doré, murmura- t-il, ma femme désire une maison neuve ».
  « Rentre chez toi, répondit aimablement le poisson, j'espère que ta femme sera satisfaite ».
  Le vieux pêcheur se dépêcha de rentrer. A la place de leur vieille masure en terre battue, il vit une belle maison de bois avec un toit solide. Sa femme l'attendait, furieuse, à l'entrée, assise sur un banc.
   « Tu n'es qu'un nigaud ! Qu'il garde sa maison, je préfère un château ! »
 Le vieil homme retourna vers la mer.
 « Poisson, joli poisson, appela-t-il d'une voix timide, ma femme veut un château ».
« Retourne chez toi, dit le petit poisson, ta femme sera satisfaite ». Le vieil homme rentra chez lui tout penaud. De loin, il aperçut le palais. Il était tout de marbre et d'albâtre. Sa femme, fière comme un paon, donnait des ordres à une multitude de valets.  
 « C'est moi », lui dit-il d'une voix tremblante en serrant son chapeau dans ses mains. « Es-tu satisfaite maintenant ? » La vieille femme le regarda avec mépris.
  « Que veux-tu, misérable ? Retourne à l'écurie ! Change le fumier, porte de l'eau et de la nourriture aux chevaux ». Les yeux du pauvre pêcheur se remplirent de larmes. Qu'était devenue sa douce épouse ? Une harpie sans coeur ! Mais, déjà, obéissant aux ordres de la méchante femme, un valet le frappait à coup de fouet, et il dut se rendre à l'écurie. Une semaine passa... puis une autre... Cette nouvelle vie plaisait infiniment à la femme du pêcheur. Un jour, elle en eut assez de changer sans cesse de parures et fit chercher le vieux pêcheur à l'écurie.
  « Par ta faute, dit-elle d'une voix désagréable, je ne suis qu'une comtesse insignifiante. Tu aurais dû demander au poisson de me faire tsarine ! »
 Le pauvre pêcheur n'avait plus qu'à obéir.
   « Poisson, joli poisson doré, ma femme veut devenir tsarine », dit-il en rougissant de honte.
  « Je vais t'aider », répondit le poisson, « Ta femme le sera, mais c'est la dernière fois, je ne veux plus jamais entendre parler d'elle ».
En rentrant chez lui tout heureux, devant lui se dressait un palais merveilleux, tout de dorures, brillant de mille feux.
  « Tsarine, dit-il avec respect à sa femme devenue la tsarine, j'espère que vous êtes satisfaite de votre vieux et stupide mari. Je pense que vous saurez récompenser mes efforts.  
  « Disparais de ma vue, misérable ! » hurla la vieille femme à son adresse. « Ne vois-tu pas que je gouverne ? » Elle claqua des doigts et des gardes attrapèrent le vieil homme par le col et le jetèrent dehors. Une semaine passa... puis une autre... et la vieille femme se lassa d'être tsarine. Elle ordonna aux gardes d'aller chercher son mari.
  « Retourne voir ton poisson doré », hurla- t-elle dès qu'il eut franchi la porte, « Dis-lui que je veux devenir reine de toutes les mers et de tous les océans ! »
Que faire ? Il avait honte, mais n'avait pas d'autre solution que d'obéir à sa femme. À voix basse, il appela le poisson. L'horizon devint noir comme l'encre, le vent hurla et la mer se déchaîna.
  « Que me veux-tu encore ? » demanda le poisson en colère.
  « Ma désire devenir la reine de la mer. » Le poisson ne répondit pas, il donna un coup de nageoire sur l'eau et disparut. Un éclair alors illumina le ciel et un violent coup de tonnerre retentit.
  « Ma femme va être contente », se dit le vieux pêcheur en prenant le chemin du retour, le joli petit poisson doré va sûrement exaucer son voeu. Il dut se frotter les yeux pour le croire : là où se dressait le palais aux magnifiques coupoles, il n'y avait plus qu'une pauvre masure en terre battue ! Sa vieille femme, vêtue de guenilles, lavait dans un baquet troué quelques linges déchirés. Elle ne se lamentait pas, elle ne criait pas. Sur son visage ridé coulaient des larmes amères. La vie est ainsi faite : qui veut trop, n'a rien.



Conte d’Alexandre Sergueïevitch  POUCHKINE

vendredi 27 novembre 2015

Le bonheur dans la tarte au citron


Un drapeau français en hommage aux évènements du 13 novembre (photo prise en Normandie)

C'était deux frères aux destinées incomparables. L'un était pâtissier, l'autre magicien. Ils vivaient dans un modeste village à l’abri des paillettes et des tapis rouges. Le premier se contentait de peu, le deuxième était rongé par l'insatisfaction. 

Mécontent, il quitta son village pour devenir le magicien le plus reconnu du pays. Après mille et une craintes, privations et sacrifices, il réalisa enfin son rêve. Hélas ! Cela ne put suffire à combler la vacuité de son âme.

Il partit alors séduire sa future âme sœur dans les soirées branchées de la capitale. Le voici marié à une déesse parmi les femmes. 
Malgré toutes ces réjouissances, le bonheur n'était toujours pas au rendez-vous.

Le couple céleste déménagea alors dans un splendide manoir et mit au monde sept merveilles qui furent éduquées dans des conditions royales. 

Pauvre magicien... Il avait beau gravir les sommets les plus élevés de l'humanité, il ne pouvait échapper à cette sournoise insatiabilité.

Désespéré, il revint aux sources et reprit contact avec son frère bienheureux. En guise de retrouvailles, ce dernier avait préparé une tarte aux citrons qu'ils partagèrent au café du village. Après quelques discussions stériles, ils en vinrent à l'essentiel :

« Mon tendre frère, j'ai un meilleur métier, une plus belle femme et une plus grande famille que toi. Pourtant, de nous deux, c'est toi le plus heureux. Comment fais-tu ? Quand pourrais-je enfin goûter au bonheur ? »

Le pâtissier s'essuya les babines avec sa serviette, et déclara ceci :

« Tu sera heureux quand tu cessera de désirer autre chose que cette tarte aux citrons. » 

Ils firent silence, et le magicien repris une part de tarte qu'il s’efforçât de savourer pleinement.

Il avait là le pressentiment d'apprendre le seul tour de magie qui échappait à sa virtuosité : le bonheur.


Source : Un conte thérapeutique de François Sivade

vendredi 20 novembre 2015

Regardez le monde autrement



Notre contribution aux débats actuels sur le thème : comment surmonter les clivages et faciliter la vie entre gens de bonne volonté. 
Nous donnons la parole à Lilian Thuram* et à sa représentation du monde.

Extrait de son site** :  "Les cartes que nous utilisons généralement placent l’Europe en haut et au centre du monde. Elle paraît plus étendue que l’Amérique latine alors qu’en réalité elle est presque deux fois plus petite : l’Europe s’étend sur 9,7 millions de kilomètres carrés et l’Amérique latine sur 17,8 millions de kilomètres carrés. Cette carte questionne nos représentations.

En effet, le géographe australien Stuart McArthur, en 1978, a placé son pays non plus en bas et excentré, mais en haut et au centre. Cette carte résulte aussi des travaux de l’Allemand Arno Peters, en 1974, qui a choisi de respecter les surfaces réelles de chaque continent. Il montre, par exemple, que l’Afrique, avec ses 30 millions de kilomètres carrés, est deux fois plus grande que la Russie qui compte 17,1 millions de kilomètres carrés. Pourtant, sur les cartes traditionnelles, c’est le contraire…

Placer l’Europe en haut est une astuce psychologique inventée par ceux qui croient être en haut, pour qu’à leur tour les autres pensent être en bas. C’est comme l’histoire de Christophe Colomb qui « découvre » l’Amérique, ou encore la classification des « races » au XIXe siècle qui plaçait l’homme blanc en haut de l’échelle et les autres en bas.

Sur les cartes traditionnelles, deux tiers de la surface sont consacrés au « Nord », un tiers au « Sud ». Pourtant, dans l’espace, il n’existe ni Sud ni Nord. Mettre le Nord en haut est une norme arbitraire, on pourrait tout aussi bien choisir l’inverse.

Rien n’est neutre en termes de représentation. Lorsque le Sud finira de se voir en bas, ce sera la fin des idées reçues. Tout n’est qu’une question d’habitude."

* Né en Guadeloupe en 1972, Lilian Thuram a connu une carrière prestigieuse de footballeur international : champion du monde en 1998, champion d’Europe en 2000, vice-champion du monde en 2006 ainsi que de nombreux titres en club. Après sa carrière Lilian Thuram a créé une fondation pour lutter contre le racisme. 

**Pour en savoir plus : le site de sa fondation http://www.thuram.org/site/multimedia/


vendredi 13 novembre 2015

Conte Tadjik : les sept laits


C’est arrivé en des temps très anciens. Vivait alors un émir si plein d’orgueil qu’il punissait de mort celui qui osait poser le pied sur son ombre. Quand un fils lui est né, l’émir a dit « mon fis sera plus redouté que Tamerlan, plus illustre que le grand Iskander et pour qu’il en soit ainsi, je vais le nourrir comme nul enfant né de la femme n’a été nourri ! »

Son vizir lui dit « Seigneur, quelle nourriture est la meilleure pour un enfant que le lait de sa mère ? » « Le lait d’une femme, fût-elle la mienne, n’est pas digne d’abreuver mon fils répliqua l’émir. Sept laits vont nourrir mon enfant et lui donner les sept vertus que seuls possèdent les élus de Dieu. Le lait de la tigresse le rendra puissant comme un tigre, le lait de l’éléphante lui donnera l’intelligence et la mémoire, le lait de la jument le fera beau comme un étalon, le lait de la chamelle lui donnera la sobriété et le lait de l’ourse la force. En buvant le lait de la hase, il acquerra la vitesse du lièvre, tandis que le lait de la chatte le rendra adroit comme un chat. Tel sera mon fils, et tous points parfait. Et il régnera sur le monde ! » Et il fut fait ainsi que l’avait décidé l’émir.

Nourri aux sept laits, l’enfant grandit, devint adolescent puis jeune homme. Approchait pour lui le moment de prendre femme, et son père cherchait de par le monde une princesse digne de devenir l’épouse de son fils. Or, en ce temps-là, la fille unique du puissant Khan de Boukhara parvint à l’âge où l’on se marie et son père convia à une fête tous les jeunes gens vaillants et valeureux pour que la belle princesse puisse choisir parmi eux son époux. En apprenant cela, l’émir dit à son fils : « Cette fiancée te conviendrait, mon fils ! Elle est noble et belle. Va et ramène-là. Car tu vas briller au milieu des autres comme la lune resplendit au milieu des étoiles ! ».

Le fils partit avec une nombreuse suite où se trouvait Ahmad, le fils du vizir. Il avait le même âge que lui et lui servait de confident. Pendant 40 jours, ce fut la fête à Boukhara. Les festins succédaient aux chasses, les danses aux compétitions, les courses de chevaux aux concours de musique. A la fin du quarantième jour la princesse Gulnari s’adressa à tous les jeunes gens et leur parla : « Soyez remerciés, vous tous, qui êtes venus ici et qui avez rivalisé de force, d’adresse et de courage. Tous, vous êtes dignes d’amour, mais un seul m’est prédestiné. Ahmad, je te donne ma main, car mon cœur, tu le possèdes déjà ». En apprenant cela, l’émir entra dans une violente colère. Il demanda raison au Khan de Boukhara et le menaça : « Le choix de ta fille nous insulte ! Non seulement elle a refusé mon fils, mais elle lui préfère son serviteur ! Pareil affront demande réparation, seul le sang peut laver une telle injure ! » Le Khan était un homme sage. Il dit : « je comprends ta colère et ton chagrin de père, et c’est en père que je vais te parler. Ton fils hélas ! est féroce comme un tigre et lâche comme un lièvre, laid comme un chameau et balourd comme un éléphant, il est stupide comme un ours et perfide comme un chat.  D’autre part, il est aussi instable et ombrageux qu’un cheval rétif. Sois honnête et réponds-moi en père : pouvais-je donner ma fille unique à un tel prétendant ? «

Accablé, l’émir courba la tête. Sa colère partie, il ne restait que le chagrin. Il demanda, plein d’amertume, quel lait avait nourri le fils de son vizir pour le rendre digne de sa fille ».
Le khan répondit doucement : « Le sein de sa mère l’a nourri de lait humain. Et il est devenu un homme ».


Source : « 365 contes de gourmandises » Luda -Hatier 1989

vendredi 6 novembre 2015

Conte argentin : les passeurs d'âmes


Au début des temps, quand un homme mourait, son âme restait prisonnière sur terre. Elle errait sans but. Les dieux ne s’en inquiétaient guère jusqu’au jour où ils se rendirent compte qu’il y avait bien plus d’âmes que d’hommes sur terre et que la tristesse de ces âmes en errance transformait la verdoyante forêt primaire en un morne univers gris

Ils se réunirent donc afin de trouver une solution. Certains s’énervèrent en disant qu’il avait été fort malencontreux d’offrir une âme aux hommes, d’autant plus qu’ils devenaient incapables de s’en occuper après leur mort. D’autres proposèrent des solutions invraisemblables comme offrir à chaque âme un nouveau corps dès que l’ancien rejoint la terre de la forêt primaire. Finalement l’un d’entre eux proposa de créer un endroit loin de la terre où les âmes se sentiraient chez elles. L’idée enchanta la grande majorité des dieux, ils commencèrent alors à créer l’endroit parfait pour le repos et le bonheur des âmes.

Il fallut plusieurs siècles pour le terminer. Il y faisait une douce température, la pluie laissait éclore des millions d’arcs-en-ciel qui se transformaient aussitôt en autant de papillons aux couleurs infinies. Dans ce lieu, les dieux se firent tant plaisir, que tout n’était que beauté, perfection, douceur, surprise et enchantement. L’endroit parfait pour les âmes des hommes était enfin prêt, les dieux le baptisèrent de nombreux noms, pour que chaque peuple puisse le nommer ; ici nous disons le paradis.

Face à leur grand succès, les dieux se félicitèrent. Cependant dans cet océan de satisfaction une petite voix se fit entendre : « Comment allons-nous faire venir les âmes ici ? »

Cette question, à priori fort triviale pour des dieux, les laissa littéralement sans voix. Ils se mirent à se chamailler, chacun accusant l’autre d’être responsable de ce fiasco, comment oublier un élément si important ! La petite voix réclama le silence et demanda aux autres dieux de le suivre. Ils arrivèrent devant un arbre couvert de tant de fleurs qu’on aurait dit une cascade de pétales. La petite voix demanda alors aux dieux de faire silence et d’attendre. Ils attendirent, puis soudain ils entendirent un bourdonnement sourd, puis virent des flèches de couleur, bleue, rouge, verte, tourner autour de l’arbre. Ils finirent par voir, planté devant une fleur, un magnifique petit oiseau battant des ailes à un rythme incroyable. Certains pensèrent qu’il aimait la fleur, d’autre qu’il l’embrassait, d’autre qu’il la taquinait, c’est ainsi que naquirent ses nombreux noms (Colibri, Picaflor, Besaflor, etc.). Alors la petite voix demanda au petit oiseau s’il accepterait une mission d’une importance suprême, celle de transporter les âmes des hommes.

L’oiseau, face à l’impressionnante assemblée, accepta avec joie, mais à la condition et uniquement à la condition, qu’il puisse les trouver dans les fleurs. N’ayant pas vraiment le choix, les dieux acceptèrent le marché et envoyèrent alors de par le monde des messagers afin d’ordonner à toutes les âmes en errance de se chercher une fleur où attendre le colibri qui les emporterait vers le paradis.

Depuis ce jour le colibri s’attelle consciencieusement à sa tâche, cherchant dans chaque fleur les âmes qui attendent leur passage. Certains prétendent qu’ils font cela pour se nourrir, mais vous maintenant vous connaissez la vraie histoire, alors n’hésitez pas, faites- la circuler et que jamais un colibri ne vienne chercher cette histoire ; seule une histoire oubliée peut mourir.

D’après un conte Guarani de la région des Missions en Argentine

Source : http://short-edition.com/

vendredi 30 octobre 2015

Les trois cosmonautes

      

Il était une fois la Terre et il était une fois la planète Mars. Les hommes qui habitaient sur la Terre auraient bien aimé aller sur Mars et sur les autres planètes, mais elles paraissaient si lointaines !
      Malgré tout, ils se mirent au travail avec ardeur. Tout d’abord, ils lancèrent des satellites qui tournaient autour de la Terre pendant deux jours puis redescendaient. Ensuite, ils lancèrent des fusées.   Au début, on mit des chiens dans ces fusées. Ensuite, on trouva des hommes courageux qui voulaient bien être « astronautes, cosmonautes ou taïkonautes ».
      Un beau matin, trois fusées partirent de la Terre, de trois endroits différents.   Dans la première, se trouvait un Américain, dans la deuxième, il y avait un Russe et dans la troisième, un Chinois. Chacun des trois voulait arriver le premier sur Mars pour montrer qu’il était le plus fort. Comme ils ne se comprenaient pas, ils se croyaient différents.
       Ils étaient tous les trois très forts et arrivèrent sur Mars en même temps.
      Ils descendirent de leurs astronefs … et découvrirent un paysage merveilleux mais inquiétant : le sol était sillonné de longs canaux pleins d’une eau vert émeraude.
      Les cosmonautes contemplaient le paysage et s’observaient, mais chacun restait de son côté, tant ils se méfiaient les uns des autres. Puis la nuit vint. Il régnait un silence bizarre et la Terre brillait dans le ciel comme une étoile lointaine. Les cosmonautes se sentaient tristes et désemparés.   Ils comprirent tout à coup qu’ils pensaient la même chose et qu’ils éprouvaient le même sentiment. Alors ils se sourirent, se rapprochèrent, allumèrent ensemble un grand feu, et chacun chanta des chansons de son pays. Cela les réconforta et, en attendant le matin, ils apprirent à se connaître.
      Le matin arriva enfin. Il faisait très froid.
      Soudain, un Martien surgit d’un bouquet d’arbres. Il était vraiment horrible à voir ! Il était tout vert, il avait deux antennes à la place des oreilles, une trompe et six bras.
      Il les regarda et fit : « GRRRR ! » Dans sa langue, cela voulait dire : « Mon Dieu, qui sont ces affreuses créatures ? »  Mais les Terriens pensèrent que c’était un cri de guerre.
      Le Martien était tellement différent d’eux qu’ils ne cherchèrent ni à le comprendre ni à l’aimer. Ils tombèrent tout de suite d’accord pour l’attaquer.
      En face de ce monstre, leurs petites différences ne comptaient plus. Quelle importance s’ils ne parlaient pas la même langue ? Ils étaient tous trois des êtres humains. L’autre non. Il était trop laid.
      Et les Terriens pensaient qu’une créature aussi affreuse était forcément méchante.
      Ils décidèrent alors de le tuer avec leurs désintégrateurs atomiques.
      Mais tout à coup, dans le silence glacé du matin, un petit oiseau martien, sans doute échappé du nid, tomba sur le sol, tout tremblant de peur et de froid. Il piaulait désespérément, un peu comme un oiseau de la Terre. Il faisait vraiment pitié. L’Américain, le Russe et le Chinois, en le voyant, ne purent retenir une larme.
      À cet instant se produisit un fait étrange. Le Martien lui aussi s’approcha de l’oiseau, le regarda et laissa échapper deux filets de fumée de sa trompe. Et les Terriens comprirent soudain que le Martien pleurait. À sa façon, bien sûr, comme pleurent les Martiens.
      Puis on le vit se pencher sur l’oisillon et le prendre dans ses six bras en cherchant à le réchauffer.
      Le Chinois se tourna alors vers ses deux compagnons. « Vous avez compris ? leur dit-il. Nous croyions que ce monstre était différent de nous, et voilà qu’il aime les animaux, qu’il est capable d’être ému. Il a un cœur, et certainement aussi un cerveau ! »
           La leçon était claire : ce n’est pas parce qu’on est différent qu’on doit être ennemi. Ils s’approchèrent du Martien et lui tendirent la main.
      Et lui, qui en avait six, serra d’un seul coup la main des trois amis et, de ses mains encore libres, leur fit un grand salut.
      Puis, montrant la Terre, là-bas dans le ciel, il leur fit comprendre qu’il désirait y faire un voyage pour rencontrer ses habitants.  Tout contents, les Terriens dirent oui à ce projet.
      Et pour fêter l’événement, ils lui offrirent une petite bouteille d’eau bien fraîche qui venait de la Terre. Le Martien, tout heureux, aspira la boisson, et déclara que cette boisson lui plaisait beaucoup, même si elle lui faisait un peu tourner la tête.

      Mais désormais les Terriens ne s’étonnaient plus de rien…  Ils avaient compris que sur la Terre comme sur les autres planètes chaque être est différent des autres. Il suffit d’arriver à se comprendre.


 Source : Umberto Eco ; Eugenio Carmi, Les trois cosmonautes et autres contes, Grasset-Jeunesse, 2008

vendredi 23 octobre 2015

Conte du Burkinabe : les trois sourds


C’est l’histoire d’une femme. Elle était sourde, tellement sourde qu’elle n’entendait rien. Tous les matins elle portait son enfant sur son dos et elle se rendait à son champ. Elle avait un immense champ d’arachides. Et un matin qu’elle était là, tranquillement à travailler dans son champ, arrive un monsieur. Un monsieur tellement sourd qu’il n’entendait rien. Et ce monsieur cherchait ses moutons. Il s’adressa à la dame :  « Madame, je cherche mes moutons, leurs traces m’ont conduit jusqu’à votre champ. Est-ce que vous ne pourriez pas m’aider à les retrouver ? D’ailleurs, on les reconnaît bien mes moutons, parmi eux, il y a un mouton blessé. Madame si vous m’aidez à retrouver mes moutons, je vous donnerai ce mouton blessé, vous pourrez toujours vous en servir. »
Mais elle, n’ayant rien entendu, rien compris, elle a pensé que ce monsieur lui demandait juste jusqu’où son champ s’arrêtait. Elle se retourna pour lui dire : « Mon champ s’arrête là-bas. » Le monsieur a suivi la direction indiquée par la dame et par un curieux hasard il trouva ses moutons en train de brouter tranquillement derrière un buisson. Tout content il les rassembla et est venu remettre à la dame le mouton blessé.
Mais celle-ci, n’ayant rien entendu, rien compris, elle a pensé que ce monsieur l’accusait d’avoir blessé son mouton. Alors elle s’est fâchée : « Monsieur, je n’ai pas blessé votre mouton. Allez accuser qui vous voulez mais pas moi. D’ailleurs des moutons, je n’en ai jamais vus. »
Le monsieur quand il a vu que la femme se fâchait, il a pensé que cette femme ne voulait pas de ce mouton mais qu’elle voulait d’un mouton plus gros. Et à son tour, il se fâcha : « Madame, c’est ce mouton que je vous ai promis. Il n’est pas du tout question que je vous donne le plus gros de mes moutons. »
Tous les deux il se fâchèrent, ils se fâchèrent à un tel point qu’ils finirent par arriver au tribunal. Et le tribunal dans cette Afrique d’il y a longtemps, cela se passait sur la place du village, à l’ombre d’un grand arbre, l’arbre à palabres le plus souvent un baobab. Et le juge, lui qui était en même temps le chef du village il était là entouré de tout ces gens qu’on appelle les notables. La dame et le monsieur sont arrivés tout en continuant leur querelle.
Après les salutations c’est elle qui parla la première : « Ce monsieur m’a trouvé dans mon champ, il m’a demandé jusqu’où mon champ s’arrêtait. Je lui ai montré et j’ai repris mon travail. Ce monsieur est parti et quelques instants après il est revenu avec un mouton blessé m’accusant de l’avoir blessé. Or moi je jure que des moutons j’en ai jamais vus. Voilà pourquoi on est ici monsieur le juge. »
C’était au tour du monsieur : « Je cherchais mes moutons, dit-il, et leurs traces m’ont conduit jusqu’au champ de cette dame. A cette dame j’ai dit que si elle m’aidait à retrouver mes moutons je lui donnerais un d’entre eux mais j’ai bien précisé le mouton blessé. Elle m’a montré mes moutons, c’est ce mouton blessé que je lui ai donné. Elle veut un mouton plus gros. Pensez-vous que je vais lui donner le plus gros de mes moutons à deux pas de la fête des moutons ? »
Le juge se leva. Il était aussi sourd qu’un pot. Et quand il a vu l’enfant sur le dos de sa mère il a pensé qu’il ne s’agissait là que d’une petite querelle de ménage. Alors il s’adressa au monsieur: « Monsieur. Cet enfant est votre enfant. Regardez d’ailleurs comment il vous ressemble. A ce qu’il me semble vous êtes un mauvais mari. Et vous madame, des petits problèmes comme cela. Ce n’est pas la peine de venir jusqu’ici étaler ça devant tout le monde. Rentrez chez vous ! Je souhaite que vous vous réconciliez. »
Ayant entendu ce jugement, tout le monde éclata de rire. Et le rire contamine le juge, la dame et le monsieur. Que firent-ils ? Ils éclatèrent de rire bien que n’ayant rien compris. Et c’est à partir de là que le conte pose sa question : Le conte voudrait savoir, lequel de ces trois est le plus sourd ?
La Leçon
Il vaut mieux ne pas se dépêcher de donner une réponse. On conseille quelque part en Afrique, d’avoir le cou aussi long que celui du chameau, afin que la parole avant de jaillir puisse prendre tout son temps.


Source : http://www.bonaberi.com

vendredi 16 octobre 2015

Le bâton parfait


Walden ou la Vie dans les bois (titre original Walden; or, Life in the Woods) est un récit publié en 1854 par l'écrivain américain Henry David Thoreau (1817-1862). Le livre raconte la vie que Thoreau a passée dans une cabane pendant deux ans, deux mois et deux jours, dans la forêt jouxtant l’étang de Walden


Il était un artiste en la cité de Kouroo disposé à chercher la perfection. Un jour l’idée lui vint de fabriquer un bâton. Ayant observé que dans une œuvre imparfaite le temps entre pour élément, alors que dans une œuvre parfaite le temps n’entre pour rien, notre homme se dit : Il sera parfait de tout point, ne devrais-je faire d’autre chose en ma vie. Il se rendit sur l’heure dans la forêt en quête de bois, résolu à ne pas employer de matière mal appropriée ; et dans le temps qu’il cherchait, rejetant branche sur branche, ses amis un à un le délaissèrent, attendu qu’ils vieillissaient au milieu de leurs travaux et mouraient, alors que lui pas un moment ne prenait d’âge. L’unité de son dessein et de sa résolution, jointe à une piété élevée, le dotait, à son insu, d’une perpétuelle jeunesse. N’ayant fait aucun compromis avec le Temps, le Temps se tenait à l’écart de sa route, soupirant seulement à distance, incapable qu’il était de le soumettre. Il n’avait pas trouvé de souche de tout point convenable que la cité de Kouroo était une ruine chenue, et c’est sur l’un de ses tertres qu’il s’assit pour peler la branche. Il ne lui avait pas donné la juste forme que la dynastie des Kandahars était à son déclin et que du bout de la branche il écrivit le nom du dernier de cette race dans le sable, puis se remit à l’ouvrage. D’ici à ce qu’il eût adouci et poli le bâton Kalpa n’était plus l’étoile polaire ; et il n’y avait pas encore mis la virole ni la pomme adornée de pierres précieuses que Brahma s’était-il éveillé puis endormi maintes fois. Mais pourquoi m’attardé-je à parler de ces choses ? Lorsque la dernière touche fut mise à son œuvre, celle-ci soudain s’éploya sous les yeux de l’artiste surpris en la plus pure de toutes les créations de Brahma. En faisant un bâton, il avait fait un nouveau système, un monde de larges et belles proportions ; dans lequel toutes passées que fussent cités et dynasties anciennes, de plus pures et plus glorieuses avaient pris leurs places. Et voici qu’il s’apercevait au tas de copeaux encore frais à ses pieds, que, pour lui et son œuvre, le premier laps de temps avait été une illusion, qu’il ne s’était écoulé plus de temps que n’en demande un simple scintillement du cerveau de Brahma pour tomber sur l’amadou d’une cervelle humaine et l’enflammer. La matière était pure et son art était pur ; comment le résultat pouvait-il être autre que merveilleux ?

lundi 12 octobre 2015

Conte russe : une punition terrible


Un moujik s’en alla au marché et acheta de la viande ; mais on le trompa sur le poids et la qualité.
Aussi en s’en allant injuriait-il le marchand.

Le tzar le rencontra et lui demanda : "pourquoi l’injuries-tu ? "
Le moujik répondit : " parce que l’on m’a trompé ; j’ai payé le prix de trois livres de viande et l’on ne m’en adonné que deux, et encore de la mauvaise."
Le tzar lui dit : « retournons au marché : tu me montreras qui t’a trompé »
Le moujik revint avec le tzar et lui désigna le marchand.   
Le tzar fit peser devant lui la viande et constata que le poids n’y était pas. Le tzar dit alors : « eh bien, comment veux-tu que je punisse de ce marchand ?
-          Ordonne, répondit le moujik, qu’on prélève sur lui la quantité de viande qu’il me doit.
-           C’’est bien, dit le tzar, prends ce couteau et ôte une livre au dos du marchand. Seulement, fais bien attention que le poids soit juste, car si tu coupes plus ou moins de viande, tu seras puni ! »
Le moujik ne répondit rien et s’éloigna.


Extrait des Contes de Leon Tolstoï (1828 – 1910)  

lundi 5 octobre 2015

Conte de Sicile : les mangeurs de mots


La Sicile accueille en ce moment beaucoup de migrants. Avant d’être une terre d’accueil, la Sicile a longtemps été elle-même une terre de migrants qui partaient chercher fortune ailleurs dans l’espoir de survivre. Ce conte nous le rappelle.     

Cinq pêcheurs vivaient dans un petit village sur une île de la Méditerranée. Ils se connaissaient depuis l’enfance, étaient amis et travaillaient ensemble sur le même bateau. Cette année-là, le poisson était devenu rare et les cinq hommes ne ramenaient que des filets vides.

Pour déjeuner, ils devaient se contenter d’un morceau de pain accompagné de quelques olives, qu’ils mâchaient le plus longuement possible pour se donner l’illusion qu’ils faisaient un long repas.

Un jour, l’un des cinq pêcheurs raconta aux autres sa soirée de la veille : "Comme vous le savez tous, ma femme est une excellente cuisinière. Elle connaît mille recettes, toutes meilleures les unes que les autres. Hier au soir, elle en avait utilisé une dont elle a le secret pour préparer un poulet à la tomate. C’était si délicieux, que j’en ai repris 3 fois ! Il suffit que j’en parle, pour en avoir encore l’eau à la bouche !"

Les quatre autres se regardèrent sans comprendre. Comment leur ami parvenait-il à s’offrir du poulet, quand la pêche rapportait si peu ?!
Le lendemain, à l’heure du déjeuner, ce dernier déclara qu’il n’avait pas faim.
- Hier, dit-il, ma femme avait cuisiné un gros lapin en sauce accompagné de polenta. J’en ai tellement mangé que je ne peux plus rien avaler aujourd’hui !... Les autres pêcheurs s’interrogèrent encore.
Comment leur ami pouvait-il s’acheter du lapin, alors que les filets étaient constamment vides ?

Giuseppe, ainsi s’appelait-il, prit alors l’habitude de raconter chaque jour son dîner de la veille. Tous les meilleurs plats y sont passés. Au bout d’un mois, les quatre autres n’en pouvaient plus.
Ils en parlèrent à leurs épouses. Celles-ci eurent alors l’idée d’aller voir la femme de Giuseppe.

A leur retour, les maris furent immédiatement informés que chez Giuseppe le feu n’avait pas été allumé depuis un mois !
Alors, quand vint l’heure du déjeuner, le lendemain sur le bateau, les quatre hommes demandèrent à Giuseppe, pourquoi il leur racontait des histoires. 


Giuseppe eut si honte, que des larmes lui sont montées aux yeux.
- Si je vous ai menti, leur dit-il, c’est parce que je n’avais rien et que je rêvais de festins ! Je croyais presque à ce que je vous racontais et ainsi, j’étais moins malheureux !...
- Nous ne t’en voulons pas et nous te comprenons, car nous souffrons de ce même manque !

Pour finir, les cinq pêcheurs décidèrent que chacun à tour de rôle, ils raconteraient ce qu’ils n’avaient pas eu la chance de manger la veille.
C’est ce qu’ils firent en attendant que leurs filets fussent de nouveau lourds de bons poissons.
Et durant cette période difficile, ils trompèrent leur faim ... en se gavant de mots !



Source : http://lartdubonheur.over-blog.com/article-mangeurs-de-mots-conte-sicilien-84179886.html

vendredi 25 septembre 2015

La petite jarre à anses


Les indiens Lacandons vivent à la frontière du Mexique et du Guatemala, dans les forêts du Chiapas. Ils sont restés  très longtemps loin de tout contact avec les Espagnols et sont vus par certains comme des descendants des Mayas (ou tout du moins proche de leurs pratiques).

Quand ils savent que quelqu’un va mourir, les Wayantekob (dieux mineurs de la religion des Lacandons), prennent son âme et l’enferment dans une toute petite jarre.

L’âme continue à grandir durant tout ce temps et les Wayantekob la changent de jarre si besoin.
Quand le corps de l’homme commence à le faire souffrir, l’âme continue à grandir et passe de jarre en jarre.

Même si le malade est à l’agonie, il ne mourra que lorsque son âme aura atteint une taille suffisante.
Quand elle a grandi tout à fait, ils l’en sortent, et alors son corps meurt. Le corps trépasse et son âme qui se trouve dans la jarre rit en le voyant mourir. L’âme rit de voir son corps à l’agonie et ses parents en pleurs. Elle rit de voir mourir son corps, car elle est immortelle. Voyez-vous, c’est l’être véritable qui est sorti du corps mortel et demeure à jamais chez les Wayantekob.


Extrait de Didier Boremanse, Contes et mythologie des indiens Lacandons, L’Harmattan, 1986  

dimanche 20 septembre 2015

Conte iranien : Khosrow et Shirin


Cette histoire est celle d’un roi Sassanide, Khosrow II, appelé aussi Khosrow Parwis, et d’une princesse chrétienne prénommée Shirin.
Khosrow Parwiz, avait dès son jeune âge des qualités exceptionnelles. Courageux, beau, intelligent et puissant, il était particulièrement expert dans le tir à l’arc et la chasse au lion. C’est dans un rêve que son grand-père lui apprit qu’il allait bientôt rencontrer la femme de sa vie.
Un jour, son ami Shâpûr, lui parla d’une femme qui régnait dans la région de la mer Caspienne appelée Mahin Bânû et qui avait une fille, Shirin, "belle comme un ange", dont Khosrow tomba aussitôt amoureux. Lors d’un voyage de Shirin en Arménie, Shâpur lui montra le portrait de Khosrow elle tomba à son tour aussitôt amoureuse de lui. Shâpur lui donna une bague de la part de Khosrow et lui conseilla de chevaucher vers Tisfûn pour le rejoindre le plus vite possible.
Prétendant vouloir aller à la chasse, Shirin demanda à sa mère l’autorisation de prendre son cheval Shabdiz, qui courait à la vitesse du vent. Elle parvint à dépasser ses compagnons de chasse et poursuivit sa chevauchée vers Tisfûn pour retrouver Khosrow. Fatiguée par cette longue route, elle se reposa auprès d’un lac où elle se baigna. Avant de partir à son tour, Khosrow donna l’ordre aux gens du harem de partir à la recherche de Shirin et de bien l’accueillir si elle arrivait éventuellement au palais. Il quitta alors Tisfûn et chevaucha en direction du lac où Shirin était en train de se baigner. C’est là que les chevaux s’arrêtèrent et que Khosrow aperçut Shirin et son cheval derrière un buisson. Shirin, qui pensait que seul Khosrow pouvait faire naître chez elle de tels sentiments, en vient à douter à la vue de ce cavalier qui n’avait rien d’un prince, ignorant que Khosrow avait été contraint de fuir déguisé. Elle s’enfuit avec sa monture et Khosrow ne parvint pas à la rattraper. Il ne fut désormais qu’habité par un seul espoir : celui de la retrouver.
Khosrow poursuivit son voyage jusqu’en Arménie et Shirin jusqu’à Tisfûn où elle se présenta aux femmes du harem qui la reçurent selon les ordres.
Apprenant que Khosrow s’était enfui, Shirin devina que cet homme près du lac n’était autre que Khosrow. Ce dernier, à peine arrivé en Arménie, pleura auprès de Mahin Bânû la disparition de Shirin. C’est alors qu’il apprit la mort de son père. Khosrow revint en toute hâte à Tisfûn où il apprit le départ de Shirin pour l’Arménie.  
Durant la guerre de succession à son père, Khosrow dut s’enfuir de nouveau vers l’Arménie. C’est sur la route, dans un pavillon de chasse, que les deux amoureux se rencontrèrent de façon fortuite. La mère de Shirin lui ayant conseillé de ne pas se laisser aller à ses sentiments. Shirin repoussa avec adresse les élans amoureux de Khosrow qui déçu et fâché, prit la route d’Istanbul avec le cheval de Shirin. Il y épousa Maryam, fille de l’empereur de Byzance. C’est alors que Khosrow commença de nouveau à penser à Shirin
C’est ici qu’apparaît un nouveau personnage, Farhâd, tailleur de pierre réputé pour ses travaux extraordinaires. Khosrow fut vite mis au courant de l’amour de Farhâd pour Shirin et décida de se débarrasser de ce concurrent. Il obligea Farhâd à creuser une route dans la montagne de Bisetûn pour permettre le passage des caravanes de commerce. Shirin apportait de temps en temps à Farhâd, un bol de lait pour lui redonner des forces. Un jour, son cheval, épuisé par la charge de pierres précieuses qu’il transportait, mourut dans la montagne. Farhâd porta alors le cheval et la cavalière sur son dos jusqu’au château. Khosrow qui apprit cette nouvelle comprit qu’il était sur le point de perdre Shirin. Il envoya donc un messager qui annonça à Farhâd la mort de Shirin. Ne pouvant supporter cette perte, Farhâd se jeta aussitôt du haut de la montagne et mourut sur le coup. Par la suite, la femme de Khosrow décéda également et Khosrow épousa une jeune fille d’Ispahân, Shokr, réputée pour sa beauté et sa pureté. Néanmoins, Khosrow ne parvenait pas à oublier Shirin qui représentait pour lui l’esprit, alors que sa femme était pour lui matière. Il décida donc d’épouser Shirin. Le mariage fut somptueux mais leur bonheur ne fut que de courte durée car le fils de Khosrow et de Maryam tomba amoureux de Shirin lors des cérémonies nuptiales et assassina son père pendant son sommeil. Désemparée, Shirin se suicida sur la tombe de Khosrow auprès de laquelle elle fut inhumée.


Source : http://www.teheran.ir/spip.php?article306#gsc.tab=0

vendredi 11 septembre 2015

Conte russe: le tsar et la chemise


Un tsar, se trouvant malade, dit : "Je donnerai la moitié de mon royaume à celui qui me guérira !"

Alors, tous les sages se réunirent et se concertèrent pour guérir le tzar, mais ils ne trouvèrent aucun moyen.

Un d’entre eux, cependant, déclara qu’on pouvait guérir le tsar.

— Si l’on trouve sur terre un homme heureux, dit-il, qu’on lui enlève sa chemise et que le tsar la mette, il sera guéri.

Le tsar fit rechercher dans le monde un homme heureux. Les envoyés du tzar se répandirent par tout le royaume, mais ne découvrirent pas celui qu’ils cherchaient. Il ne se trouva pas un homme qui fût content.

L’un était riche, mais malade ; l’autre était bien portant, mais pauvre ; un troisième, riche et bien portant, se plaignait de sa femme ; celui-ci, de ses enfants ; tous désiraient quelque chose.

Un soir, le fils du tsar, passant devant une pauvre chaumière, entendit quelqu’un s’écrier :
— Grâce à Dieu, j’ai bien travaillé, j’ai bien mangé, je vais me coucher ; que me manque-t-il ?

Le fils du tsar fut rempli de joie ; il ordonne qu’on aille tout de suite enlever la chemise de cet homme, qu’on lui accorde en échange tout l’argent qu’il exigera, et qu’on envoie sa chemise au tsar.
Les envoyés se rendirent en hâte chez cet homme heureux et voulurent lui enlever sa chemise, mais l’homme était si pauvre qu’il n’avait pas de chemise.


Extrait des Contes de Leon Tolstoï (1828 – 1910)  

vendredi 4 septembre 2015

Conte de Syrie : le vieil homme et la mort


Un vieil homme vivant tout seul se lève au milieu de la nuit et allume sa chandelle afin d’aller boire un verre d’eau. Au moment où il pose son verre sur la table, il constate que la chandelle a disparu.
Un mince rayon de lumière filtre depuis la chambre, il le suit en revenant sur ses pas, et trouve dans son lit quelqu’un, la chandelle à la main. " Qui es-tu don ?" L’étranger répond : " La Mort ".  Le vieillard se renfrogne, ne dit mot puis répond : " Alors, tu es venue.  
- Oui, répond la Mort crânement.
- Non, répond fermement le vieillard, tu n’es que le rêve que je n’ai pas terminé."
Il souffle la bougie dans la main de l’étranger et tout sombre dans le noir. Le vieil homme remonte dans son lit, se rendort, et vit 20 ans de plus.


Source : Orhan Pamuk, Mon nom est Rouge, Folio.