vendredi 12 octobre 2018

Conte chinois : l’invention de la peinture

Il était une fois un maître calligraphe qui allait un matin dans la montagne. Il était suivi de son serviteur qui porte tout et pose des questions. Il s’installa dans un lieu agréable. Derrière lui s’élevait la montagne, à ses pied un torrent. Autour de lui, un roc, un cerisier, des orchidées et des bambous.  

Dans l’air froid du matin, protégé par un paravent de soie, le maître improvisait à voix haute des poèmes à propos du vent, des mouvements de l’air et des ondulations de l’herbe. Puis il les notait à l’encre et la buée modulée par ses paroles allait se perdre derrière lui, absorbé par la soie du paravent qui le protège. 

Quand il avait fini, il posait son pinceau et se levait. Son serviteur rangeait tout, la théière, le coussin de méditation, le papier à écrire couvert de poèmes, la pierre à encre où il avait broyé les bâtons noirs à la résine de pin. 

Dans son empressement, le serviteur, un jour, trébucha et renversa la pierre à encre pleine et aspergea les panneaux du paravent. Le tissu précieux but l’encre avidement. Mais là où la buée des paroles avait imprégné la soie, l’encre ne prit pas. Le serviteur confus ne savait que faire, contemplant sans rien dire le paravent ruiné. 

Le maître vit que les trainées d’encre brossées sur les panneaux de soie ménageaient des blancs subtils là où il avait parlé, entre de grands éclaboussements noirs là où il s’était tu. Il en ressentit une émotion si forte qu’il tituba. 

Une journée entière de pensées élevées seraient là, intactes, recueillies dans leur exactitude, préservées bien mieux que la calligraphie ne peut le faire. Alors, il déchira tous les poèmes qu’il avait écrits et jeta les débris de papier dans le torrent.   

Pourquoi écrire, puisque la moindre pensée était là, montrée à tous dans son exactitude, sans qu’il soit besoin de le lire ? 

Il rentra avec le soir, apaisé, son serviteur à peine rassuré, trottinant derrière lui en portant tout ce qui devait être porté.    
   
 Source : Alexis Jenni, l’art français de la guerre, Gallimard (2011) 

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