jeudi 22 avril 2021

Deux amis et la vie



Deux amis qui s’ennuyaient ensemble prirent un jour la décision de philosopher sur à peu près tout ce qui leur passait par la tête. De ce qui avait paru resserrer une entente si profonde ne résulta que d’indignes querelles, car chacun voulait voir dans ses idées une partie un peu trop sûre de lui-même et de laquelle il ne démordait pas. Tous deux virent dans ces discussions vaines et interminables que les échauffaient tellement une sorte d’avant-goût de ce monde adulte où la rivalité tutoyait la fraternité. 

Le premier s’engagea dans l’armée et devint capitaine d’infanterie.
Le second se tourna vers l’enseignement universitaire et l’activisme politique.

Puis la guerre s’abattit sur eux.

Le premier fut affecté à un régiment d’infanterie.
Le second s’engagea volontairement mais resta à l’arrière comme administrateur.

C’est à l’occasion d’une permission qu’ils se rencontrèrent six mois plus tard dans la petite gare de leur ville natale.

Ils passèrent les premières nuits à boire et se raconter leurs vies. 


Le premier soutenait un certain type de violence légitime, qu’occasionne souvent l’iniquité d’une tyrannie. Il plaidait pour la résistance armée.
Le second se montrait plus prudent et tâchait de lui prouver qu’il n’y avait jamais qu’une seule forme de violence.

Petit à petit la discussion dériva sur les raisons de la guerre.

Le premier parlait géopolitique.
Le second idées, valeurs.

Le premier, tributaire d’une idéologie, réfutait tous les arguments comme un boxeur aveugle.
Le second, ignorant des causes matérielles concrètes sur lesquelles s’édifient les conflits, sous-estimait l’impact de la realpolitik.

À court d’arguments, ils entreprirent ensuite de s’insulter par des attaques et cela déboucha sur un pugilat physique où le militaire eut raison de son compétiteur.
Ils se quittèrent très fâchés à la gare.

Le premier avait eu de l’avancement et se trouvait affecté à l’arrière.
Le second devait combler les pertes dans une unité de cavalerie.

À la fin de la guerre, le premier monta son entreprise dans le civil. Il ne voulait plus jamais entendre parler de l’armée.
Le second, amputé d’une jambe, recommença à enseigner à l’université.

Ils se croisèrent à nouveau dans leur ville natale, à l’occasion d’une visite familiale.

Le premier avait une femme très belle, une danseuse.
Le second avait un chien et une infirmière qui le secondaient partout.

Toutes leurs anciennes rancunes se dissipèrent alors.

Le premier, parce qu’il eut pitié du handicap de son vieil ami.
Le second, parce que la femme pendue au bras de son camarade lui redonnait des palpitations d’avant la guerre.

Ils retrouvèrent très vite les anciens agréments d’une sympathie réciproque ; mais la maturité et les horreurs de leur temps avaient flétri leur enthousiasme. 


Quoiqu’ils ne se revissent jamais, ils se quittèrent bons amis.

Le premier se brisa le cou dans un accident.

Le second mourut au lit dans sa maison de montagne, là où le silence d’une vie austère consacrée à agencer sa solitude accorde toujours la fin de bonne grâce.

 

Source : adapté de https://short-edition.com/fr/oeuvre/tres-tres-court/deux-amis-4

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