dimanche 22 juin 2014

Conte du Yemen : l'os du malheur


Au Yemen, il était d'usage, lors des banquets, des déjeuners ou des dîners de fête, que le convive qui recevait l'omoplate de la bête égorgée regarde à l'intérieur de l'os ; il y voyait à distance ceux qu'il désirait voir, ou comprenait à sa façon ce qu'il se passait chez lui. Un troubadour passa un jour dans un village où était offert un banquet. Le soir venu, il se joignit aux convives et, l'omoplate lui ayant échu, il regarda à l'intérieur, selon la coutume. Il désira voir sa maison et ce qu'il s'y passait, et savoir comment se portait sa femme qu'il avait laissée seule. Il l'aperçut endormie sur le lit avec un inconnu, dans sa propre maison !

Aveuglé par la colère, il retourna précipitamment chez lui pour venger son honneur bafoué. Il entra chez lui et, sans dire un mot,  frappa à plusieurs reprises l'individu qui dormait dans le lit à côté d'elle, sans savoir de qui il s'agissait. Réveillée par le bruit et voyant ce qu'il s'était passé, sa femme lui cria à la figure : « Mon homme, tu viens de causer notre perte ! C'est Jâbir, le fils unique du cheikh (âgé de huit ans) que tu as tué ! Qu'allons-nous dire au cheikh ? » 

Les avis de la tribu étaient partagés sur ce que devait faire le cheikh : le troubadour  appartenait à une des catégories sociales les moins importantes et les moins respectables de la société, et il ne pouvait être considéré comme un individu ordinaire. Quelle punition fallait-il infliger au coupable ?  Essayant de soulager la mère et d'apaiser sa colère, quelqu'un suggéra : il faut tuer le troubadour ! Vie pour vie ! Comment cela se pourrait-il ? Le contredit un autre. Peut-on tuer un troubadour, qu'il s'agisse ou non de vengeance ? Si le cheikh l'acceptait, cela signifierait la honte, non seulement pour lui, mais pour la tribu tout entière !

Tout le monde se taisait, les yeux baissés, ne sachant ce qu'ils devaient faire. Assis non loin de là, le troubadour et sa femme écoutaient la discussion, acceptant d'avance le sort qu'on leur imposerait, quel qu'il soit. Enfin, le cheikh prit la parole : la présence du troubadour dans notre contrée, après ce qu'il a fait, nous rappellera constamment l'assassinat de Jâbir. Que le troubadour soit banni de ces terres, à condition qu'il ne revienne jamais, tel est mon avis.

Le troubadour fit ses bagages et quitta avec sa femme le pays où il était né. Il s'arrêta sur les hauteurs d'un village éloigné et s'y installa, gardant sans que la nostalgie de son pays natal.
Les mois passèrent ; une année, puis deux, s'étaient écoulées depuis l'accident. Pour le troubadour,  la nostalgie de son pays natal ne s'apaisait pas. La femme du cheikh, qui ne se consolait pas de la perte de son fils ni n'oubliait la façon dont il avait été tué, pleurait chaque jour davantage. Ceux qui s'étaient montrés dès le début partisans de la mort du troubadour revinrent à la charge, conseillant le cheikh avec insistance : " Ta femme ne trouvera pas la tranquillité tant qu'elle ne verra pas le troubadour mort et son sang répandu sur le sol. Nous devons le chercher, où qu'il se trouve, et le tuer ! " Le cheikh fut finalement obligé de se ranger à leur avis.

Il prit alors avec lui quelques hommes, partit avec eux à la recherche. Ils parvinrent au village où l'homme résidait mais s'abstinrent de lui révéler leur présence. Le soir venu, le cheikh et ses hommes le trouvèrent assis à l'entrée de sa hutte, veillant en compagnie de sa femme. Le troubadour entama alors un chant dans lequel il souhaitait à son village une pluie abondante et il appelait la bénédiction sur le cheikh qui l'avait épargné et lui avait pardonné, quand il avait tué son fils.  
Le cheikh, entendant le chant du troubadour et son invocation en sa faveur, se tourna vers ses compagnons : Il prie pour moi à distance, dit-il, et appelle la pluie sur ma terre, alors que je suis venu le tuer ! Cela ne saurait être. Et ta femme ? répliquèrent ses compagnons. Que dira-t-elle ? Nous devons le tuer pour qu'elle se console du meurtre de Jâbir.

Le cheikh se tut et, sans répondre, retourna avec ses compagnons à l'endroit où ils logeaient, attendant le matin pour prendre une décision sur le sort du troubadour.  
Le lendemain matin, on envoya quelqu'un signifier au troubadour que le cheikh allait venir le voir. Les hommes sont les bienvenus, dit-il, même s'ils me veulent du mal !

Il avait bien compris que le cheikh, convaincu par les autres, venait pour le tuer. Il alla néanmoins vers lui comme son honneur et sa dignité le lui dictaient, et se prépara à le recevoir comme un invité. Lorsque le cheikh entendit les paroles de bienvenue qu'il lui avait adressées, à lui et à ses hommes, il reconnut son sens de l'honneur et s'exclama : Comment pourrais-je le tuer, quand il me souhaite la bienvenue de la sorte, et quand il appelle sur moi la bénédiction du ciel alors qu'il se trouve au bout du monde ? Pardieu, le troubadour n'a pas moins d'honneur que moi !


Les compagnons du cheikh ne purent alors s'opposer à sa volonté et le cheikh raccompagna le troubadour au village pour qu'il y vive avec eux.

Adapté d'un conte trouvé sur http://cy.revues.org/74

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