Il saute du lit de bon
matin, et ne part que si son esprit est net, son cœur pur, son corps léger
comme un vêtement d’été. Il n’emporte point de provisions. Il boira l’air frais
en route et reniflera les odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et
se contente d’ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets où les images
s’emprisonnent d’elles-mêmes.
La première qu’il fait captive est celle du
chemin qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières, veines crevées,
entre deux haies riches de prunelles et de mûres.
Il prend ensuite l’image de la rivière. Elle
blanchit aux coudes et dort sous la caresse des saules. Elle miroite quand un
poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d’argent, et, dès que
tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.
Il lève l’image des blés mobiles, des luzernes
appétissantes et des prairies ourlées de ruisseaux. Il saisit au passage le vol
d’une alouette ou d’un chardonneret.
Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué
de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur,
et, pour qu’il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures des
feuilles.
Bientôt, vibrant jusqu’au malaise, il perçoit
trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin les paysans
mouleurs regagnant le village.
Dehors, il fixe un moment, au point que son œil
éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur l’horizon ses lumineux habits, ses
nuages répandus pêle-mêle.
Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il
éteint sa lampe et longuement, avant de s’endormir, il se plaît à compter ses
images.
Dociles, elles renaissent au gré du souvenir.
Chacune d’elles en éveille une autre, et sans cesse leur troupe phosphorescente
s’accroît de nouvelles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées tout
le jour chantent le soir, à l’abri du danger, et se rappellent aux creux des
sillons.
Jules Renard (1864-1910)
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