vendredi 13 novembre 2015

Conte Tadjik : les sept laits


C’est arrivé en des temps très anciens. Vivait alors un émir si plein d’orgueil qu’il punissait de mort celui qui osait poser le pied sur son ombre. Quand un fils lui est né, l’émir a dit « mon fis sera plus redouté que Tamerlan, plus illustre que le grand Iskander et pour qu’il en soit ainsi, je vais le nourrir comme nul enfant né de la femme n’a été nourri ! »

Son vizir lui dit « Seigneur, quelle nourriture est la meilleure pour un enfant que le lait de sa mère ? » « Le lait d’une femme, fût-elle la mienne, n’est pas digne d’abreuver mon fils répliqua l’émir. Sept laits vont nourrir mon enfant et lui donner les sept vertus que seuls possèdent les élus de Dieu. Le lait de la tigresse le rendra puissant comme un tigre, le lait de l’éléphante lui donnera l’intelligence et la mémoire, le lait de la jument le fera beau comme un étalon, le lait de la chamelle lui donnera la sobriété et le lait de l’ourse la force. En buvant le lait de la hase, il acquerra la vitesse du lièvre, tandis que le lait de la chatte le rendra adroit comme un chat. Tel sera mon fils, et tous points parfait. Et il régnera sur le monde ! » Et il fut fait ainsi que l’avait décidé l’émir.

Nourri aux sept laits, l’enfant grandit, devint adolescent puis jeune homme. Approchait pour lui le moment de prendre femme, et son père cherchait de par le monde une princesse digne de devenir l’épouse de son fils. Or, en ce temps-là, la fille unique du puissant Khan de Boukhara parvint à l’âge où l’on se marie et son père convia à une fête tous les jeunes gens vaillants et valeureux pour que la belle princesse puisse choisir parmi eux son époux. En apprenant cela, l’émir dit à son fils : « Cette fiancée te conviendrait, mon fils ! Elle est noble et belle. Va et ramène-là. Car tu vas briller au milieu des autres comme la lune resplendit au milieu des étoiles ! ».

Le fils partit avec une nombreuse suite où se trouvait Ahmad, le fils du vizir. Il avait le même âge que lui et lui servait de confident. Pendant 40 jours, ce fut la fête à Boukhara. Les festins succédaient aux chasses, les danses aux compétitions, les courses de chevaux aux concours de musique. A la fin du quarantième jour la princesse Gulnari s’adressa à tous les jeunes gens et leur parla : « Soyez remerciés, vous tous, qui êtes venus ici et qui avez rivalisé de force, d’adresse et de courage. Tous, vous êtes dignes d’amour, mais un seul m’est prédestiné. Ahmad, je te donne ma main, car mon cœur, tu le possèdes déjà ». En apprenant cela, l’émir entra dans une violente colère. Il demanda raison au Khan de Boukhara et le menaça : « Le choix de ta fille nous insulte ! Non seulement elle a refusé mon fils, mais elle lui préfère son serviteur ! Pareil affront demande réparation, seul le sang peut laver une telle injure ! » Le Khan était un homme sage. Il dit : « je comprends ta colère et ton chagrin de père, et c’est en père que je vais te parler. Ton fils hélas ! est féroce comme un tigre et lâche comme un lièvre, laid comme un chameau et balourd comme un éléphant, il est stupide comme un ours et perfide comme un chat.  D’autre part, il est aussi instable et ombrageux qu’un cheval rétif. Sois honnête et réponds-moi en père : pouvais-je donner ma fille unique à un tel prétendant ? «

Accablé, l’émir courba la tête. Sa colère partie, il ne restait que le chagrin. Il demanda, plein d’amertume, quel lait avait nourri le fils de son vizir pour le rendre digne de sa fille ».
Le khan répondit doucement : « Le sein de sa mère l’a nourri de lait humain. Et il est devenu un homme ».


Source : « 365 contes de gourmandises » Luda -Hatier 1989

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