Un guerrier fatigué d'errer s'en fut un jour rendre visite, au fond d'une
forêt bruissante d'oiseaux, à un ermite réputé pour sa sagesse imperturbable.
Dans la hutte où il fut reçu il conta ses aventures au saint homme et lui
confia qu'il était fatigué des méchancetés terrestres : "Je ne veux plus que vous pour maître, lui dit-il. Enseignez-moi ce savoir
qui rend belle la vie". L'ermite lui apprit l'art de méditer, de maîtriser son
souffle et de conduire ses pensées.
Une année passa. Celui qui avait décidé d'atteindre la sagesse s'engagea
sur le chemin tracé mais se perdit dans les labyrinthes de son âme. Il se
plaignit auprès du saint homme : "Malgré mes efforts, lui dit-il, je n'ai fait aucun progrès. Je suis
toujours aussi avide, toujours aussi incapable d'amour. Comment pourrais-je
aimer les autres ? Je ne m'aime pas moi-même !" L'ermite, patiemment, lui donna
de nouvelles leçons. Une année encore passa. Le guerrier demeura dans son
malheur confus.
A l'aube de la troisième année, un jour de printemps parfumé : "Je crains fort, dit-il au saint homme, que vous ne soyez qu'un imposteur".
L'autre ne s'offusqua pas, au contraire, il parut s'amuser beaucoup. Il s'en
fut prendre, dans un coin de sa hutte, un jeu d'échecs : "Jouons ensemble une partie, dit-il, mais qu'elle soit définitive et sans
pitié. Celui qui la perdra devra mourir. Son vainqueur lui tranchera la tête.
Es-tu d'accord pour cet enjeu ?" Le disciple regarda son maître, vit luire dans ses yeux un éclat de défi : "D'accord" dit-il.
Ils posèrent l'échiquier à l'ombre d'un grand arbre, s'assirent face à face
et la partie commença. Le guerrier se trouva bientôt en mauvaise posture. Après
six coups joués, son roi se trouva dangereusement découvert. Il prit peur, et
donc joua de plus en plus mal. Après douze coups il était au bord de la
débâcle. Il regarda son adversaire. Il le vit impassible. Assurément, cet homme
n'hésiterait pas à le tuer s'il perdait. Il se dit alors qu'il était temps de
réfléchir sans faute.
Il se souvint que d'ordinaire il était de bonne force aux
échecs, et lui vint l'évidence que seul le spectre de la mort l'empêchait de
donner toute sa mesure. "Je dois d'abord me débarrasser de mon épouvante si je
veux avoir une chance de survivre" se dit-il. Il s'efforça de respirer comme
il avait appris. Puis il pensa : « Quoi qu'il arrive, il me faut pleinement jouer. Voilà l'important ». Il
s'absorba dans la contemplation de l'échiquier. Il vit comment sauver son roi.
Il reprit espoir. Après dix-huit coups, sa situation était assez rétablie pour
qu'il envisage avec confiance une longue bataille d'usure. Après vingt-quatre
coups il découvrit une faille dans le jeu de son adversaire. Il poussa un
rugissement de triomphe : "Tu as perdu" dit-il.
Il tendit la main pour engouffrer sa reine dans la brèche ouverte, mais la
laissa suspendue au-dessus du jeu. Il regarda l'ermite. Il le vit aussi
impassible qu'à l'instant de sa victoire proche. Il se dit : «pourquoi
tuerais-je ce brave homme ? En vérité je suis sûr qu'il aurait pu facilement
gagner la partie quand la peur me tenaillait. Il ne l'a pas fait. Quelle sorte
de fauve serais-je si j'abattais mon sabre sur son cou ? » Son exaltation
aussitôt le quitta. Il grogna, baissa la tête et poussa un pion inutile.
Alors
l'ermite renversa l'échiquier dans l'herbe : "Il faut vaincre d'abord la peur. Ensuite peut venir l'amour dit-il. As-tu
compris ?"
Son disciple, enfin délivré, éclata de rire.
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