Un haut magistrat chinois avait une fille unique qui
s’appelait Maïlane. Comme il était très riche et vivait dans une grande maison,
de nombreux parents vivaient chez lui.
Beaucoup étaient instruits : des lettrés. D’autres non :
ceux-là jouaient le rôle de serviteurs.
Un jour est venu un garçon, qui s’appelait Tchang-Po. Il
venait de la campagne, c’était un cousin de Maïlane. On s’était demandé ce
qu'on allait faire de lui, car il n’était pas instruit.
On le fit travailler au jardin. Et là, il fut heureux.
Depuis que le ciel et la terre marchent ensemble, les hommes libres ont
toujours aimé jardiner.
Souvent sa cousine Maïlane venait le voir travailler. Et ils
restaient longtemps ensemble. Ils étaient très jeunes. Des enfants quoi.
Mais... il manquait quelque chose à Tchang-Po. Un jour... il
a trouvé un petit bout de jade. Il l’a sculpté. Et il en a fait un très bel
objet : un chat endormi.
Alors il a regardé les objets de jade dans les magasins de
la ville, et il a vu un artisan. Il est allé chez lui. Bientôt il a passé la
moitié de son temps dans le jardin, et l’autre moitié dans la boutique de
l’artisan. Et il s’est mis à ciseler comme personne cette pierre venue
peut-être du ciel tant elle est belle et parfaite. Il est devenu un artiste
véritable.
Un jour... le père de Maïlane a voulu faire un cadeau à
l’impératrice. Il possédait un gros bloc de jade. Il est allé à l’atelier de
Tchang-Po et lui a demandé de faire dans ce bloc une statue de la déesse de la
miséricorde. Tchang-Po l’a fait.
Elle était d’une beauté indicible, d’une finesse qui
dépassait tout ce qu’on avait fait jusque là. Même les boucles d’oreilles
étaient parfaites, et tournaient autour de l’oreille. Mais quand le père l’a
vue, il est resté interdit. La déesse ressemblait à Maïlane !
C’est alors qu’il a réalisé que Tchang Po était beaucoup
trop attaché à Maïlane, et Maïlane à Tchang Po. Il dit à Maïlane qu’il n’était
pas question qu’elle puisse aimer son cousin, qu’il fallait qu’elle cesse de le
voir, et qu’elle devait se marier avec un homme riche et haut placé, le fils
d’un autre haut magistrat de la ville.
Maïlane a refusé tous les partis, et elle a continué à voir,
de temps en temps, Tchang Po. Elle s’étonnait du calme qu’il gardait. Il lui
disait : « Comme le ciel est fait pour la terre, et la terre pour le soleil, tu
es faite pour moi, et moi pour toi. Personne n’y peut rien. Je ne sais qu’une
seule chose, c’est que je suis bien quand tu es près de moi ». Mais pourtant,
ils ne pouvaient plus se voir comme avant.
Tchang Po continuait à sculpter le jade, de mieux en mieux,
et ses œuvres ont été connues dans toute la Chine. On ne disait plus « Un jade
», on disait « Un Tchang Po ». Pourtant le bonheur n’était plus dans le cœur de
Tchang Po, ni dans celui de Maïlane. Ils ont décidé de fuir.
Un soir ils sont partis. Malheureusement un vieux serviteur
les a vus quand ils traversaient le jardin. Il a compris et a voulu empêcher
Maïlane de partir, car il l’aimait. Il voulait aussi lui éviter de créer le
scandale : la fille d’un haut magistrat qui fuit avec un homme qui n’est qu’un
artisan est une fille perdue !
Il a essayé de retenir Maïlane. Tchang Po l’a repoussé. Le
vieux serviteur a fait une mauvaise chute, sa tête a heurté une pierre, et il
est mort.
Tchang Po et Maïlane ont compris que cette fois ils étaient
vraiment perdus. Ce n’était plus seulement une fuite, ils venaient de tuer un
homme. Alors ils sont partis, loin, très loin. Ils ont traversé toute la Chine.
Ils sont arrivés dans le sud du pays, là ou l’on extrait le jade de la
montagne. Sans le savoir, ils avaient suivi la route du jade : ils étaient arrivés à sa source.
Maïlane a dit à Tchang-Po : « Il ne faut pas que tu fasses à
nouveau des œuvres en jade, ou alors seulement de tous petits objets, des pendentifs,
de la petite bijouterie ». Ce qu’il a fait, mais à contre cœur. Ils ont pu
vivre, avec peu. Et toujours Maïlane lui disait : « Arrête ! Arrête ! C’est
assez beau ! ». Car elle avait peur qu’on le reconnaisse.
Mais parfois, en cachette, il faisait une pièce. Et il la
cachait. C’est ainsi qu’il a fait un
singe qui volait des pêches, un chien qui dormait avec un œil ouvert et un œil
fermé, un tigre saisissant une biche dans ses crocs, lui serrant la gorge. Et
il gardait ces objets, bien cachés.
Un jour il s’est dit qu’il aimerait bien s’acheter un
atelier. « Sois prudent ! » lui dit Maïlane. Mais quelque temps après, un homme
est venu, qui lui demanda s’il n’avait pas un objet à lui vendre. Il lui montra
le singe. L’homme était prêt à acheter cet objet un tel prix que cela aurait
permis à Tchang Po d’acheter un atelier. Il le lui vendit. L’acheteur fut ravi.
Mais cet objet était tellement extraordinaire qu’il fut montré partout, partout
on en parla. La nouvelle de cette œuvre, qui fut reconnue comme étant un Tchang
Po, fit son chemin jusqu’au père de Maïlane. Il envoya un officier qui vint
enquêter dans le village où Tchang Po était installé.
Mais Tchang Po en fut averti à temps : ils décidèrent de
fuir au plus vite. Maïlane attendait un bébé et le voyage ne fut pas facile, mais
il fallait partir. Ils partirent en pirogue, descendirent un fleuve très
dangereux. Et c’est dans un tout petit
village que Maïlane accoucha d’un bébé très fragile. Ils se fixèrent là, et
pour vivre, ils décidèrent que Tchang Po, cette fois, ne toucherait plus au
jade, mais ferait de la poterie.
Mais Tchang Po fut très malheureux. Il ne pouvait pas se
passer de la présence de Maïlane, mais il ne pouvait pas non plus se passer de
travailler le jade. Ses mains souffraient de devoir ne travailler que de la
boue et d’être privé du contact de cette matière divine, qui diffuse la lumière
comme une chair vivante. Maïlane, elle, lui disait : « Maintenant tu as un
enfant, tu ne peux quand même pas aimer le jade plus que nous ». Mais travaillant
sans goût à la poterie, il gagnait difficilement la vie de sa famille. Parfois
même il avait une crise de colère, de désespoir, où il brisait et piétinait des
pièces qu’il avait faites.
C’est alors qu’un marchand passa et lui proposa de lui
acheter une belle pièce s’il en avait une à vendre. Quelle tentation ! Il lui
vendit le chien qui dort en n’ouvrant qu’un œil. Le marchand partit avec son
trésor. Mais encore une fois, cet objet fit son chemin en suivant la route du
jade. Et cette fois Tchang Po ne fut pas prévenu à temps.
Un commissaire se présenta dans l’atelier de l’artiste, s’assura
de son identité, et déclara à Maïlane et à Tchang Po qu’ils devaient le suivre,
qu’ils étaient arrêtés. Alors Maïlane dit qu’ils allaient le suivre, mais qu’il
leur fallait un peu de temps pour préparer leurs paquets. Pour obliger le
policier à leur accorder ce délai, elle mit dans ses bras le bébé ! Et elle dit
à son mari de partir.
Il partit. Pour lui donner le temps de s’éloigner, elle fit
durer la préparation des paquets, et le temps fut si long qu’à la fin le
policier exigea que l’on parte. Mais Tchang Po n’était plus là. On le chercha
partout. En vain : il était déjà loin.
Ils emmenèrent Maïlane et l’enfant. Quand elle fut arrivée,
sa mère était morte. Son père ne lui a ni souri ni parlé. Et il n’a pas regardé
son enfant. Elle a vécu là, sous surveillance, et dans la plus grande
tristesse.
Le temps a passé. Un jour, un collègue du père de Maïlane,
un haut fonctionnaire, est venu en visite. Il a dit qu’il se rendait à la
capitale et qu’il allait faire un magnifique cadeau à l’impératrice : une
déesse de jade blanc, et il a dit : « Cet objet est la réplique exacte de la
déesse de la miséricorde que vous lui avez vous-même offerte ». Le père de
Maïlane ne voulait pas le croire. Alors le visiteur a montré l’objet.
Et en effet c’était bien la réplique exacte de la première
pièce offerte, avec, peut-être, une expression plus tragique.
On a demandé au visiteur comment il avait eu cet objet. Il a
dit : « C’est tout à fait par hasard. Ma femme avait un bracelet de jade de
grande valeur, et il a été cassé. Je n’ai trouvé personne qui puisse le
réparer. J’ai fait une annonce dans toutes les maisons de thé, les commerces. Un
jour un homme s’est présenté. Un homme étrange, qui paraissait traqué, effrayé.
J’ai eu beaucoup de difficultés pour lui faire comprendre que je ne lui voulais
aucun mal, et il a parfaitement réparé le bracelet. Si bien que je lui ai montré un morceau de
jade blanc que j’avais depuis longtemps, sans avoir osé le faire travailler
jusque là. Quand il a vu ce morceau de jade, il a été terrifié. Puis il l’a
caressé. Très longtemps. Il était perdu
dans ses pensées. Je lui ai dit : « Il ne vous plaît pas ? ».
Il m’a répondu : « Ce n’est pas cela. Mais je n’ai jamais vu
un si beau morceau de jade ! ».
Je lui ai demandé : « Voulez-vous me faire dedans une pièce
?
– Oui, mais à une condition : je ferai la pièce que je
voudrai, et il ne faudra pas me payer ».
Il s’est enfermé dans un atelier que je lui ai prêté. Il a
travaillé plus de trois semaines. Il mangeait à peine, dormait à peine, ne
parlait pas. Personne ne pouvait voir son travail. Un jour il est venu. Il a dit : « C’est fait ». L’objet était …
celui là. Il a dit : « Je vous remercie : cet objet résume ma vie ».
J’étais perdu dans la contemplation. Puis je me suis
retourné. Il était parti. Je l’ai fait chercher dans ma maison, dans la
ville, dans les environs. J’ai mis des annonces, des promesses, fait des
enquêtes, mais je ne l’ai jamais retrouvé ».
Au moment où le visiteur terminait cette phrase, on a
entendu un cri d’horreur derrière le paravent. Le père a écarté le paravent, et
derrière le paravent était sa fille, Maïlane, et tout le monde a vu que Maïlane
et la statue était une seule et même personne. La statue avait la même
expression tragique qu’avait le visage de Maïlane à cet instant même.
Elle s’est avancée, a pris la statue, l’a serrée contre sa
poitrine, en silence. C’était comme si elle tenait Tchang Po lui-même. Comme
s’il lui avait envoyé un message, un message qui lui était enfin parvenu.
Alors le père de Maïlane a été frappé par le chagrin de sa
fille. Il a fait faire des recherches dans toute l’étendue de la province du
visiteur, mais jamais on n’a pu retrouver Tchang Po.
Le temps a repris son écoulement. L’enfant de Maïlane est
mort lors d’une épidémie. Il avait toujours été fragile. Alors Maïlane s’est
fait couper les cheveux, et elle est entrée dans un monastère. Elle non plus, jamais personne ne l’a revue.
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