mercredi 15 avril 2020

Natharod et sa fabuleuse randonnée

Elle me raconta la fabuleuse histoire de son oncle Nathorod ce qui, dans la langue native,  veut dire « petit tonnerre le fils de la terre ». Tout le monde l’appelait Nat. Vivant dans une région reculée, marié et père de trois enfants, Nathorod n’eut d'autres solutions pour nourrir sa famille que d'aller travailler là où l'on offrait des emplois. 

D'abord mineur dans le Yukon, il avait ensuite récolter du tabac, loué cinquante hectares qu'il avait cultivé en élevant des animaux, mais tout cela était insuffisant.  Il s'était alors fait engager comme routier dans une compagnie de transport qui reliait Toronto à Vancouver. Le trajet devait être effectué en 4 jours, ce qui laissait bien peu de temps pour le repos.  Au moment de sa retraite, il revient parmi les siens. 

Mais il se sentait vieillir il savait que son temps était d'autant plus précieux qu'il était désormais compté. Il a alors réuni toute sa famille et leur a dit ceci : « je travaille pour vous depuis toujours. Et c'est normal. Mais aujourd'hui je suis un vieil homme ; j'ai décidé de faire quelque chose pour moi,  pour moi seul.  J’ai décidé de traverser le Canada sur mon vieux tracteur, de l'Océan Pacifique à l'Océan Atlantique,  8000 kilomètres avec mon vieux John Deere. Cela prendra le temps que ça prendra ». 

Ensuite, il transporter son tracteur par un ami tout près de Vancouver. Là , il a reculé sa machine jusqu’à ce qu'elle soit au bord de l'eau, jusqu’à ce que ses roues arrière entrent de trente centimètres dans le Pacifique. Il a alors mis la marche avant, cap vers l'est. Pendant quatre mois,  à 10 ou 15 kilomètres à l'heure, quel que soit le temps,  il a roulé comme ça, pour voir, comme il le disait, à quoi ressemblaient les routes et les hommes de ce pays, mais aussi parce qu'avant de mourir il voulait faire quelque chose que personne n'avait fait. 

Durant le trajet il a connu toutes sortes d'aventures et de mésaventures. Arrivé presque à l'autre bout du monde,  à Saint Johns, Terre-Neuve, mon oncle s'est arrêté à l'instant ou ses six roues avant sont entrées en contact avec l'Océan Atlantique et là, il a eu un réflexe inouï. 
Il ne voulait pas que quiconque puisse un jour mettre sa parole en doute, il a demandé un témoin d'attester ce à quoi il venait d'assister, de signer le document et de le dater. 

Bien que d'une importance toute relative, ce papier était la chose la plus mémorable et la plus précieuse de sa vie. Bien des années plus tard, il m'a emmené à son garage, là où il garait son vieux complice John Deere, il a soulevé une bâche sur une étagère et en a sorti deux bidons remplis d'eau. Sur le premier, en grosses lettres, était écrit Océan Pacifique, et sur l'autre, Océan Atlantique. Il m'a montré ces deux jerricans, et il m'a dit : « c'est moi qui les ai remplis à chaque bout de ce pays » et ses yeux sont gonflés de larmes. 

Le jour de son enterrement, comme il l'avait demandé avant de mourir, une fois que son cercueil fut descendu sous terre, ses enfants s'approchèrent de la fosse et vidèrent à l'intérieur le contenu des 2 bidons. 

Source : Jean-Paul Dubois
Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, Éditions de l’Olivier, 2019

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