Quand la ville de Bagdad était
encore une ville, quand Bagdad s’appelait encore la Cité de la
Paix, vivaient deux commerçants
liés par une amitié profonde.
Depuis tout petit, ils étaient
amis. Ils avaient joué ensemble dans les rues du quartier, ils avaient
été à l’école ensemble. Ils
avaient ouvert un commerce chacun, la même semaine. Leurs affaires étaient
prospères et ils se consultaient pour tout, tout le temps.
Un jour, l’un des deux décide
d’aller s’établir à Bassora avec sa famille pour y faire prospérer ses
affaires. Les deux amis se séparent pour la première fois de leur vie. Chacun
mène son négoce du mieux qu’il peut.
Alors que le commerçant de Bagdad
devient de plus en plus riche, celui de Bassora voit la roue du destin tourner
et, au bout de quelques années, il n’a plus rien. Il se retrouve avec sa femme
et ses enfants dans un dénuement extrême. Ils n’ont bientôt plus de quoi se
vêtir, plus de quoi se nourrir.
Leur désespoir est immense quand
un matin la femme du commerçant de Bassora dit à son mari :
Va voir ton ami à Bagdad. Votre
fidélité est légendaire. Va lui demander de l’aide et il ne refusera pas.
L’homme a sa fierté, certes, mais
il n’a plus les moyens de la préserver.
Le lendemain, il s’arme de
courage et entreprend un voyage qui le mène jusqu’à Bagdad. Il cherche la
maison de son ami et frappe à sa porte.
C’est le commerçant de Bagdad en
personne qui ouvre. Quand il voit son ami d’enfance en haillons, sale sur lui
et maigre, il lui claque la porte au nez.
Le retour à Bassora est terrible.
À la misère est venu s’ajouter le chagrin. La douleur de l’amitié déçue est
cuisante. L’homme rentre chez lui et dit à sa femme qui l’attend : Loin
des yeux, loin du coeur. Ceux qui t’aiment quand tout va bien ne te
reconnaissent pas quand tu n’as plus rien.
Ainsi, à Bassora, la vie continue
avec son lot de soucis.
Une nuit, quand tout Bassora
dort, on frappe à la porte de notre homme. Inquiet, il va ouvrir. Devant sa
porte, une jeune femme voilée de noir tient à la main un sac qui semble très
lourd. Elle lui demande de la laisser entrer et, quand elle est chez lui, elle
lui dit : Mon mari vient de mourir et il me laisse en héritage de nombreux
bijoux de valeur que voici. J’ai besoin d’argent et je ne sais ni à qui ni
comment les vendre. Je sais que tu es commerçant, je te les confie et nous
partagerons le produit de la vente en deux parts égales.
Le commerçant se met, dès le
lendemain matin, en quête d’acheteurs. À la fin de la journée, il a réussi à
vendre tous les bijoux à très bon prix. Quand la jeune femme revient le voir,
il lui donne sa part et prend la sienne. La somme ainsi obtenue est importante.
Elle lui permet d’habiller toute la famille, d’acheter des provisions pour
quelques mois et de tenir un petit étal au marché où il vend quelques objets à
bas prix. La vie va déjà mieux même si ce n’est pas encore le paradis.
Une semaine plus tard, en pleine
nuit, il entend frapper à sa porte. C’est un jeune homme qui se faufile à
l’intérieur et qui lui dit : À l’occasion d’un pari, j’ai gagné une
cargaison de tapis en soie de Chine. Il y en a plusieurs centaines et je ne
sais qu’en faire. Je ne connais rien au commerce. Pourrais-tu te charger de la
vente et nous partagerons la somme que tu en obtiendras?
Le commerçant de Bassora n’en
croit pas ses oreilles. C’est la chance qui frappe une deuxième fois à sa
porte.
En une semaine, il réussit à
écouler toute la marchandise. Il partage les bénéfices avec le jeune homme et
se retrouve avec une belle somme d’argent. Il fait réparer sa maison, organise
un festin pour sa famille et réussit même à acheter une échoppe dans le
quartier commerçant de la ville. Il n’a pas grand-chose à vendre, mais il est à
l’abri des soucis du quotidien. Il se dit : « Merci, mon Dieu, la roue
tourne de nouveau! »
Passent trois semaines quand, au
lever du jour, il entend frapper à sa porte. Un jeune homme entre chez lui et
lui dit : Mon père vient de mourir. Il m’a laissé en héritage un
chargement de brocarts, de soie et de tapisseries. Je n’en aurai jamais
l’usage, il y en a tant. J’ai en revanche besoin de liquidités pour m’établir.
Je ne connais rien au commerce. Pourrais-tu te charger de la vente, et nous
partagerons les bénéfices?
L’homme de Bassora accepte. Il
trouve acheteur et vend à très bon prix. Les bénéfices sont considérables.
Aussi, après avoir fait le partage avec le jeune homme, il se retrouve avec une
fortune conséquente. Pour sa famille, c’est la belle vie. Il réussit à acheter
diverses marchandises qu’il expose dans sa boutique et ses affaires deviennent
aussi prospères qu’avant.
Un jour, il va trouver sa femme
et lui dit : Maintenant que nous avons retrouvé la fortune et la belle
vie, je vais aller à Bagdad revoir mon ami d’enfance et je lui dirai le bien
que je pense de lui.
L’homme se met en route. Il
arrive devant la maison de son ami et frappe à la porte. Quand celui-ci ouvre,
le commerçant de Bassora dit : Ne te fatigue pas à me claquer la porte au
nez, je suis fortuné et en bonne santé, aussi je ne vais rien te demander. Je
ne suis pas venu en ami, je viens mettre un point final à l’amitié qui nous a
liés tant d’années.
D’accord, répond le commerçant de
Bagdad. Mais avant de clore notre histoire, je te prie de bien vouloir entrer
chez moi une dernière fois. Je voudrais te montrer quelque chose. Après, tu
pourras t’en aller.
L’homme de Bassora entre dans la
salle attenante. Trois jeunes gens y sont installés autour d’un thé. Quand ils
lèvent la tête, il reconnaît les deux jeunes gens et la jeune fille qui avaient
un jour frappé à sa porte pour lui demander de vendre leurs biens. Saisi, il
regarde son ami qui lui dit :
Quand tu es venu chez moi la première
fois et que je t’ai vu pauvre comme un vagabond, la douleur m’a envahi. Mais
mon cœur s’est brisé quand je t’ai fermé la porte au nez. Je ne voulais pas te
donner l’aumône comme à un mendiant qui me fait pitié. Je t’ai envoyé mes
enfants avec de la marchandise à vendre. Et si tu as refait fortune
aujourd’hui, c’est grâce à ton talent. Tu ne me dois rien. L’amitié est
intacte.
On raconte que depuis ce jour-là,
leur amitié, ils l’ont cultivée longtemps, longtemps et seule la mort a réussi
à les séparer.
Extrait de : Contes curieux des quatre coins du monde choisis, traduits et racontés par Praline Gay-Para
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