vendredi 4 décembre 2015

Conte russe :le petit poisson d'or



 Jadis vivaient un vieil homme et sa femme. Ils logeaient dans une masure en terre battue.  Le vieil homme était pêcheur. Pendant qu'il pêchait, sa femme filait, assise à son rouet. Au moment où commence cette histoire, rien n'allait. Le vieil homme avait beau s'obstiner, il ne pêchait plus rien. Un matin, il jeta son filet.  
Le filet fut si lourd à remonter que le vieil homme faillit tomber à l'eau en tentant de le sortir. Quelle ne fut pas sa déception lorsqu'il ne vit frétiller au milieu des mailles qu'un tout petit poisson, pas plus gros que le petit doigt, mais brillant comme s'il était d'or pur. 
 « Laisse-moi retourner dans la mer », dit alors le poisson, « je te récompenserai en exauçant chacun de tes voeux ». Le vieil homme sursauta.
  « Eh bien, soit, va-t'en ! Nage où bon te semble, dit-il en jetant le petit poisson dans les vagues bleues. Le vieil homme rentra chez lui. Sa femme l'attendait. Il lui raconta sa rencontre avec le poisson doré.
  « Quel imbécile tu fais ! » s'écria-t-elle.  « Tu pouvais au moins demander un baquet neuf ! »
Le vieil homme retourna sur le rivage.   « Joli petit poisson doré », appela- t-il en direction des vagues. « Viens, je t'en prie, je dois te parler. » La mer s'agita et le petit poisson doré sortit des profondeurs.
  «. Ma femme, soupira le vieil homme, dit que nous avons besoin d'un baquet ».
  « Rentre chez toi, dit le poisson, un baquet se trouve facilement ». En approchant de sa masure, il la vit laver le linge dans un magnifique baquet neuf. Mais au lieu d'avoir l'air réjouie, elle était furieuse.
  « Triple sot ! Tu ne pouvais pas au moins demander une maison neuve ?» Le vieil homme soupira et retourna lentement au bord de la mer. 
  « Poisson, joli petit poisson doré, murmura- t-il, ma femme désire une maison neuve ».
  « Rentre chez toi, répondit aimablement le poisson, j'espère que ta femme sera satisfaite ».
  Le vieux pêcheur se dépêcha de rentrer. A la place de leur vieille masure en terre battue, il vit une belle maison de bois avec un toit solide. Sa femme l'attendait, furieuse, à l'entrée, assise sur un banc.
   « Tu n'es qu'un nigaud ! Qu'il garde sa maison, je préfère un château ! »
 Le vieil homme retourna vers la mer.
 « Poisson, joli poisson, appela-t-il d'une voix timide, ma femme veut un château ».
« Retourne chez toi, dit le petit poisson, ta femme sera satisfaite ». Le vieil homme rentra chez lui tout penaud. De loin, il aperçut le palais. Il était tout de marbre et d'albâtre. Sa femme, fière comme un paon, donnait des ordres à une multitude de valets.  
 « C'est moi », lui dit-il d'une voix tremblante en serrant son chapeau dans ses mains. « Es-tu satisfaite maintenant ? » La vieille femme le regarda avec mépris.
  « Que veux-tu, misérable ? Retourne à l'écurie ! Change le fumier, porte de l'eau et de la nourriture aux chevaux ». Les yeux du pauvre pêcheur se remplirent de larmes. Qu'était devenue sa douce épouse ? Une harpie sans coeur ! Mais, déjà, obéissant aux ordres de la méchante femme, un valet le frappait à coup de fouet, et il dut se rendre à l'écurie. Une semaine passa... puis une autre... Cette nouvelle vie plaisait infiniment à la femme du pêcheur. Un jour, elle en eut assez de changer sans cesse de parures et fit chercher le vieux pêcheur à l'écurie.
  « Par ta faute, dit-elle d'une voix désagréable, je ne suis qu'une comtesse insignifiante. Tu aurais dû demander au poisson de me faire tsarine ! »
 Le pauvre pêcheur n'avait plus qu'à obéir.
   « Poisson, joli poisson doré, ma femme veut devenir tsarine », dit-il en rougissant de honte.
  « Je vais t'aider », répondit le poisson, « Ta femme le sera, mais c'est la dernière fois, je ne veux plus jamais entendre parler d'elle ».
En rentrant chez lui tout heureux, devant lui se dressait un palais merveilleux, tout de dorures, brillant de mille feux.
  « Tsarine, dit-il avec respect à sa femme devenue la tsarine, j'espère que vous êtes satisfaite de votre vieux et stupide mari. Je pense que vous saurez récompenser mes efforts.  
  « Disparais de ma vue, misérable ! » hurla la vieille femme à son adresse. « Ne vois-tu pas que je gouverne ? » Elle claqua des doigts et des gardes attrapèrent le vieil homme par le col et le jetèrent dehors. Une semaine passa... puis une autre... et la vieille femme se lassa d'être tsarine. Elle ordonna aux gardes d'aller chercher son mari.
  « Retourne voir ton poisson doré », hurla- t-elle dès qu'il eut franchi la porte, « Dis-lui que je veux devenir reine de toutes les mers et de tous les océans ! »
Que faire ? Il avait honte, mais n'avait pas d'autre solution que d'obéir à sa femme. À voix basse, il appela le poisson. L'horizon devint noir comme l'encre, le vent hurla et la mer se déchaîna.
  « Que me veux-tu encore ? » demanda le poisson en colère.
  « Ma désire devenir la reine de la mer. » Le poisson ne répondit pas, il donna un coup de nageoire sur l'eau et disparut. Un éclair alors illumina le ciel et un violent coup de tonnerre retentit.
  « Ma femme va être contente », se dit le vieux pêcheur en prenant le chemin du retour, le joli petit poisson doré va sûrement exaucer son voeu. Il dut se frotter les yeux pour le croire : là où se dressait le palais aux magnifiques coupoles, il n'y avait plus qu'une pauvre masure en terre battue ! Sa vieille femme, vêtue de guenilles, lavait dans un baquet troué quelques linges déchirés. Elle ne se lamentait pas, elle ne criait pas. Sur son visage ridé coulaient des larmes amères. La vie est ainsi faite : qui veut trop, n'a rien.



Conte d’Alexandre Sergueïevitch  POUCHKINE

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