jeudi 27 février 2020

Un oiseau vient au monde

Un oiseau vient au monde et voilà qu’à la faveur de son premier envol il passe au-dessus des eaux de la mer. La lumière laisse entrevoir sous la surface des poissons aux écailles argentées. 

Ému par cette beauté inconnue, l’oiseau veut aller à leur rencontre et il tombe vers la mer. Mais les autres oiseaux, ses congénères, le rattrapent avant qu’il n’atteigne les vagues. « Non ! lui dit le plus sage, ne t’avise jamais d’aller vers ces créatures. Elles te sont étrangères en tous points et, les rejoignant, tu mourrais comme elles mourraient si elles nous rejoignaient. Nous ne sommes faits ni pour nous rencontrer, ni pour vivre ensemble. » L’oiseau obéit et va sa vie, mais toujours son cœur se tord à la vue de la mer. Taciturne, il ne chante plus.

 Jusqu’au jour où, pétri par un chagrin trop lourd à porter, il songe qu’à une longue vie malheureuse il préfère un seul instant d’extase, et il referme sur lui ses ailes ! Et dans la bleuité du ciel, il tombe vers la bleuité de la mer pour en fendre la surface. Le voilà sous l’eau , s’enfonçant vers l’abysse des lumières et dans le peu de temps qui lui reste, l’oiseau ouvre ses yeux ! Infinité de poissons multicolores ! Satin insoupçonné des abîmes ! Indicible beauté étrangère ! Son cœur s’enflamme ! 

Sa dernière heure s’approche, mais il ne s’en soucie plus, tout à son désir de l’autre, de ce qui est différent, et ce désir est si absolu, si immense, si spirituel, qu’à l’instant précis où la mort veut le saisir des ouïes lui poussent au cou ! Et il respire ! L’oiseau respire ! 

Et, respirant , volant-nageant, il s’avance au milieu des poissons aux écailles d’or, de jade et de rose aussi subjugués que lui par eux, et, les saluant, l’oiseau prononce la parole magique : « Me voici ! C’est moi ! Je suis l’oiseau amphibie arrivant au milieu de vous, je suis l’un des vôtres, je suis l’un des vôtres ! » 

Source : Wajdi Mouawad, Tous des oiseaux, Babel 2018 

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