samedi 7 mars 2009

Paidoyer pour les invisibles


- Chef, il y a un problème
- Qu'est-ce qu'il y a encore ? tonne au téléphone le chef de la brigade de surveillance de la Retepe.
- Il y a cinq usagers qui ont une carte Navigo avec une photo blanche.
- Et alors ? Article 2.357.890 du code des chemins de fer. Carte non valide, l'amende est de 1.650,75 euros. Je ne vois pas où est le problème….ou alors c'est vous le problème ! Vous avez bu quoi ce matin ?
- Rien, Chef, enfin si peu. Ils disent que la photo est bonne.
- Vous vous fichez de moi ? Demandez-leur où sont leurs yeux, leurs nez… que sais-je encore ? C'est pour cela que vous me dérangez ? Qu'est-ce qu'il vous arrive aujourd'hui ?
- Oui, chef, rien chef, mais la photo leur ressemble parce que…
- parce QUOI ?
- Parce qu'ils n'ont pas de tête. Ils nous entendent, nous parlent, et bougent en nous suivant dans nos déplacements. Ce sont des hommes invisibles.
- Agent de surveillance 27.654, qu'avez-vous pris au petit déjeuner ce matin ? demande de manière douce le chef.
- Un café et du pain, chef.
- Je vous invite à aller voir un médecin.
- Ecoutez, chef, je vous comprends. Je ne suis pas seul. Mes collègues voient la même chose ou plutôt rien. Nous avons pensé la même chose que vous. Que ce sont des prestidigitateurs, qu'ils ont rentré leur tête dans leur col, qu'ils ont un masque. Nous leur avons même demandé leurs papiers. Ils ont une carte d'identité sans photo.
- (silence)
- Et puis il commence à y avoir un attroupement autour de nous.
- Mauvais, cela, mauvais; dites-moi, qu'est-ce qu'ils font dans la vie, ces lascars ? Ils ne peuvent pas se déplacer impunément avec un tel style.
- Je leur ai demandé, chef. Ils sont mannequins.
- Vous avez vu des défilés sans tête ? Des défilés de sacs d'os presque transparents, oui, mais complètement transparents, non.
- Ce ne sont pas des mannequins qui défilent. Ils travaillent dans des vitrines. Ils prennent la pose et ne bougent plus. Ils m'ont même montré leur fiche de paie. C'est mieux qu'à la Retepe. Et eux, ils travaillent 20 heures par semaine dans une vitrine de la station.
- Vous croyez que c'est le moment de parler augmentation et conditions de travail ? Dites un peu, votre femme, elle aimerait être avec un homme invisible ? Comment cela se fait que votre brigade ne les a jamais rencontrés dans ce secteur ? Il va falloir que j'épluche vos tournées.
- En fait, ils ne travaillent que l'hiver, se déplacent de nuit et prennent place dans les vitrines dès le premier métro. Chef, la foule commence à gronder; et eux, ils signent des autographes. Attendez ! (temps de silence). Non, ils font circuler une pétition parce que nous empêchons des honnêtes travailleurs de gagner leur pain. Chef, cela devient mauvais…
- Allo, allo…laissez tomber, laissez tomber !

(Quelques heures plus tard, un flash de l'AFP annonce : des voyageurs irascibles enferment des contrôleurs de la Retepe dans une vitrine. Il a fallu faire appel aux pompiers pour les y déloger. Très traumatisés, les contrôleurs disent qu'ils y ont été enfermés par des hommes invisibles. La direction se refuse à tout commentaire. le syndicat "anti tout", syndicat majoritaire dénonce pêle-mêle la direction et sa course à la productivité à tout prix, les conditions dangereuses de travail et demande plus de sécurité pour le personnel."
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